Chapitre 2 : plus d'honnêteté que de tendresse

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Sushil resta là, une main fermement pressée sur sa plaie, totalement immobile. Hari venait de le rejeter. Il savait bien qu'ils avaient de nombreuses divergences d'opinions, mais c'était son frère, son protecteur. Comment pouvait-il en arriver à une telle extrémité ? L'impression d'être seul au monde pour la première fois depuis longtemps lui fut plus douloureuse que sa blessure.

Au bout de plusieurs minutes, une dispute éclata dans l'appartement. Il n'en comprenait pas vraiment la teneur, mais il reconnaissait la voix de son frère et celle de sa femme. Ils se disputaient à cause de lui. Il se dit qu'il n'avait plus qu'à partir, mais pour aller où ? Par quoi commencer ? Le meurtrier n'en avait pas la moindre idée.

Il sursauta quand son frère cria distinctement : "Tu sais ce qu'il fait !" Les voix continuèrent comme si de rien n'était une dispute qui semblait s'être déjà jouée de nombreuses fois. Ce qu'il faisait ... Il étouffait ses victimes jusqu'à ce que mort s'en suive. Il était un assassin, un meurtrier. Il n'aurait pas l'audace de le nier. Il tuait des personnes. Des dizaines et des dizaines de personnes étaient déjà mortes sous ses mains remplissant les morgues des environs.

La porte se réouvrit doucement, quelques secondes après que la voix de Hari ait cessé de retentir. C'était la petite frimousse de Nina qui passa par l'encadrement de la porte. Elle se faufila et referma derrière elle. La peau claire de la jeune femme se distinguait facilement dans la pénombre. Il avait toujours trouvé ça étonnant, pourtant, il croisait souvent des étrangers. Mais les croiser, voir les tuer, c'était très différent de leur parler, de les fréquenter ou pire encore, de les apprécier. Il recula, mal à l'aise, détournant le regard, tout en joignant ses mains et en les levant jusqu'à hauteur de visage dans un salut maladroit.

Nina lui fit un pauvre sourire. Elle joignit ses mains et effectua un geste similaire tout en lui demandant :

- Est-ce que ça va ?

Devant elle, l'homme resta silencieux, à moitié détourné. Elle en avait l'habitude, c'était très rare qu'il parvienne à lui répondre. Même croiser son regard pouvait être difficile.

- Je suis désolée pour Hari. Il ... Il est en colère. J'essaierai de lui parler.

Elle attendit une seconde, puis comprit qu'il resterait silencieux. Du regard, elle chercha à évaluer son état. Il était blessé, comme toujours, mais à quel point ? Elle remarqua le sang qui avait traversé les pansements précaires. Si la plaie était profonde, elle ne pourrait pas l'aider.

- Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?

Au bout de quelques instants, il répondit à voix basse, si doucement que Nina dut tendre l'oreille pour l'entendre. Il avait l'air de peiner à émettre le moindre son.

- Je vais me débrouiller. Je m'excuse ... pour tout ça.

Péniblement, la mort dans l'âme, il se détourna et partit sans un mot de plus. Il appréciait sincèrement Nina et il était heureux que Hari l'ait trouvé. Cette vie était une vie de rêve et ils seraient sans doute plus heureux s'il disparaissait pour de bon. Peut-être ne devrait-il plus revenir. A chaque pas effectué, il se sentait mourir. Son lien avec son frère se déchirait, s'amenuisant de plus en plus. Il retourna à son véhicule et s'affala sur son fauteuil. Il allait devoir survivre dans la solitude la plus complète.

Il était encore en train de fouiller dans ses affaires à la recherche de quelque chose pour se soigner, quand il la vit arriver. C'était Nina, toute fluette dans la pénombre. Il avait beau se garer relativement loin, elle semblait le connaître par coeur. Il se demanda si Hari savait qu'elle était là, un gros sac dans les bras. L'assassin ouvrit sa portière, extrêmement mal à l'aise et reçut le paquet.

- Si tu as un problème, appelle-moi. La maison reste ouverte, d'accord ?

- Hari ...

- Peu importe. C'est aussi ma maison.

Elle repartit sans rien dire de plus, l'abandonnant avec un sac contenant tout le nécessaire pour se soigner. Elle ne pouvait pas lui proposer de faire elle-même les soins. Elle supportait mal la vue du sang et elle était pratiquement sûre que Sushil aurait refusé qu'elle ne le touche. Néanmoins, elle lui avait laissé de quoi éviter une infection potentiellement mortelle.

En rentrant chez elle, son coeur battait vite. La jeune femme était en colère contre son époux. Elle le retrouva devant leur appartement, Hari guettait son retour. A la lumière qui suintait de la porte, elle admira son profil. Son nez droit, ses traits découpés à la serpe, ses cheveux un peu trop long qu'il portait vers l'arrière. Sa peau sombre qu'elle savait douce était hérissée d'une barbe mal taillée. Il était épuisé, comme souvent et le regard de pure incompréhension qu'il lui lança la blessa. Hari était un homme agréable, intelligent, honnête et généreux. Elle n'aurait pas pu tomber amoureuse d'une personne prête à tourner le dos à sa famille aussi simplement que cela. Comme s'il devinait ses pensées, juste grâce à cet échange de regard, il tenta de se justifier.

- Tu oublies qui il est ... S'il te faisait du mal ...

- Il ne tue ni les femmes, ni les enfants. Tu le sais mieux que personne. Je ne risque rien avec lui.

Hari eut la décence de détourner le visage. Oui, Sushil ne tuait que des hommes, que des Dasyas plus précisément. Néanmoins, il répandait la mort allègrement. Hari regarda sa femme retourner dans la sécurité de leur logis et resta là, jusqu'à ce qu'il ait entendu le moteur du vieux véhicule de son frère démarrer et s'éloigner suffisamment dans le lointain. Il ferma les yeux. Parfois, il se disait qu'il avait fait une erreur à l'époque. Il aurait dû le laisser à la mort. Etait-il responsable de ceux qu'il sauvait ? Il repoussa cette idée terrifiante et proposa à mi-voix :

- Et si nous partions ? Loin de cette horreur, loin de ce pays. Tu pourrais ... Tu pourrais reprendre tes études ? Voyager ?

- Et te laisser fuir ton frère ? Jamais tu ne te le pardonnerais. Ca, tu l'as oublié et ça me désole. Mais un jour ou l'autre, tu t'en souviendras. Et à ce moment-là ... Tu auras honte de toi.

Ils s'observèrent un moment avec plus d'honnêteté que de tendresse, puis il baissa le regard. Sa femme avait raison. Elle avait tristement raison. Il avait chassé son petit frère blessé. Il avait refusé de l'aider. Il lui avait tourné le dos alors que Sushil avait vraiment besoin de lui. Pire, il savait parfaitement qu'il n'avait personne d'autres vers qui se tourner. L'assassin dormirait dans sa voiture et se soignerait seul s'il y parvenait.

Et pourtant, une part de lui-même restait convaincu que c'était la meilleure chose à faire. Peut-être que son frère était en train de sombrer dans l'inconscience. Peut-être que d'ici quelques jours, on retrouverait son corps froid, totalement rigide et qu'on viendrait lui annoncer son décès. Serait-il triste alors ou seulement soulagé ? Une autre vie, une meilleure vie que celle-ci pourrait lui être accordée. La mort pourrait être un cadeau des plus doux. Ainsi, tout s'arrêterait ... Enfin.

La princesse des songesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant