Chapitre 14 : vieux souvenirs lugubres

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Ses mains étaient fermement accrochées à la gorge tendre du jeune homme. Il avait dix-neuf ans. Il tremblait comme une feuille et le long de ses cuisses, l'urine coulait. Ses yeux étaient immenses, les larmes maculaient ses paupières. Ses pupilles dilatées étaient plongées dans celle de Sushil.

L'assassin restait froid. Le bruit autour de lui était détestable et la peau moite sous ses doigts le révulsait. Il conserva cet échange de regard aussi longtemps que la vie s'évertua à animer ce corps, puis, comme un mannequin sans fil, il s'effondra entre ses bras puissants. C'était fait. Il était mort. Pendant un instant, il resta là, perdu dans ses pensées. Au lieu de poursuivre sa besogne avant que le corps ne refroidisse, il se prit à penser à son frère. Hari aurait dû l'étrangler à l'époque. Père avait commencé, lui, il était là, suffoquant, il aurait suffi de ne pas l'arrêter. Il serait mort. Cette fille ne serait pas enchaînée à l'intérieur de la maison ... Et ce jeune étudiant en lettres ne serait pas mort. Peut-être que les choses auraient été mieux ainsi.

Sushil passa sa langue, épaisse et lourde, sur ses lèvres craquelées. Il avait soif. Il avait terriblement soif. Il aurait dû se permettre de boire des heures auparavant. Il se l'autoriserait là-bas, près d'elle, mais avant, avant il avait bien des choses à faire. L'assassin tira le corps et fut surpris de le trouver si raide. Il ne perdait jamais autant de temps habituellement. Ce fut sans doute pour ça qu'il se dépêcha davantage, mutilant le corps sans vergogne. Un visage fin encore imberbe ? Plus rien, si ce n'était de la bouillie. Un torse maigre et osseux ? Déchiré, brisé, méconnaissable. Des mains douces aux doigts longs ? Autant de morceaux que de doigts, un peu plus encore. Son bas ventre, ses cuisses, ses jambes toutes entières jusqu'à ses pieds, rien ne fut épargné. L'odeur d'urine qui piquait son nez fut mélangé à celle si métallique du sang. C'était plus habituel. C'était moins dérangeant.

Quand il sortit de son trou, il prit un certain temps pour le reboucher correctement puis il rejoignit sa voiture d'un pas tranquille, comme si tout allait bien. Ce n'était pas le cas mais qu'importe. Il conduisit jusqu'à la vieille forêt qui abritait entre autres des éléphants. Il n'aimait pas ces bois, cet endroit, mais de nombreuses cachettes s'y trouvaient et surtout ... C'était le lieu qu'avait choisi Hari pour ce rendez-vous. C'était presque inespéré. Son frère l'avait appelé et lui avait demandé de le retrouver là-bas. Alors bien-sûr, il était venu. Il n'avait fait que cette halte sur le trajet, le temps de tuer ce jeune homme, déjà trop adulte, si vieux du haut de sa jeunesse. Il n'avait pas eu le temps de s'implanter dans le ventre d'une jeune femme. Il n'était pas père. Une bonne chose en soi.

Comme à son habitude, il se gara assez loin du point de rendez-vous. Il dissimula sa voiture et, comme s'il n'avait pas peur, il s'enfonça dans la forêt. C'était là-bas, loin dans la noirceur des bois, que Hari l'avait convoqué. Quand il arriva, il n'y avait personne, ce n'était pas vraiment surprenant. Arriver en retard n'aurait pas été permis par Père. Il se cacha dans les ombres et attendit simplement.

Le froid engourdissait ses membres et rigidifiait ses doigts lorsque Hari se montra enfin. L'infirmier avançait seul d'un pas tranquille. Aussitôt Sushil se montra, dépliant sa silhouette sèche pour faire face à son frère.

- Tu es là. marmonna Hari.

L'assassin ne répondit pas, se contentant de détourner le regard pendant que l'homme avançait vers lui et le contournait lentement. Hari fit le tour de son frère, deux fois, une envie de le battre à mort chevillée au corps. Il se mordit l'intérieur de la joue en cherchant à domestiquer sa respiration. Il avait choisi le camp de la vie, il n'allait pas renier ses engagements aujourd'hui, même si Nina allait être en dangers. Il se détesta pour ça, mais il sortit l'enveloppe contenant le mot que sa femme avait rédigé en plusieurs langues et un stylo. Peut-être que la prisonnière pourrait y répondre. Peut-être qu'ils pourraient la sauver.

- Tu vas donner ça à la fille que tu as capturé. Si elle écrit quoique ce soit, tu me le donnes. Est-ce que c'est clair ?
- Oui.
- Comment va-t-elle ?
- Elle ... est furieuse.

Hari faillit éclater de rire, mais la situation était trop compliquée pour qu'il puisse se le permettre. La fille avait bien des raisons d'être furieuse et il préférait entendre cela plutôt que son frère lui dise qu'elle était terrorisée. En s'approchant de lui pour qu'il prenne l'enveloppe, il sentit l'odeur nette. C'était une odeur qu'il croisait chaque jour depuis des années maintenant. Une odeur à laquelle il ne saurait échapper. L'odeur du sang.

Son poing partit avant qu'il ne puisse comprendre, une douleur vive envahie sa main et il observa son jeune frère, par terre, renversé par son coup de poing. Sushil resta au sol, immobile et tremblant. Hari s'approcha de lui et d'un geste trop souvent répété, il saisit son visage et le bougea de manière à observer ses yeux. C'était juste là comme une ombre au milieu de l'iris.

C'était cruel, mais il se pencha près de son oreille et murmura :

- Je le vois.

Sous ses doigts, Sushil trembla alors qu'un hoquet franchit ses lèvres.

- Je le sens. De partout. C'est en toi, Sushil.
- Non ?
- Si. Tu devrais te purifier.

Il relâcha sa proie et recula. L'assassin se recroquevilla sur lui-même. Il avait envie de vomir. Les yeux écarquillés et les membres tremblant, il tenta de reprendre contenance.

- Mais ça fait des années ...
- Ca fait visiblement beaucoup trop longtemps.

Hari eut envie de sourire, alors que le ventre de son frère convulsait suffisamment pour l'amener à rendre le contenu de son estomac. Sans un mot de plus, il posa la lettre bien en évidence. Sushil obéirait. Sushil obéissait toujours après tout. Quant à lui, il avait fait la sale besogne qu'il devait, alors il partit.

La forêt était belle autour de lui. Il l'avait toujours adoré. Plus jeune, il avait tenté de convaincre des dizaines et des dizaines de fois son frère qu'il ne risquait rien entre ces bois. Père avait raconté à Sushil de nombreuses fois l'histoire de Hawaï, l'éléphant, bourreau des meurtriers et autres voleurs. Il lui avait raconté que l'une de ces bêtes immenses et si lourdes viendrait peut-être un jour pour l'écraser à son tour, sous ses pieds. L'animal viendrait pour faire craquer ses os. Combien de fois, au plus profond de ces cauchemars, le jeune homme avait-il dû croiser un éléphant ?

Ces bois que Hari affectionnait tant abritaient de tels animaux ... A ses yeux émerveillés, c'était plutôt un cadeau du ciel. Trouver des animaux si grands, si puissants, si majestueux dans un monde tel que le leur était une chance. Mieux valait les laisser en paix, bien-entendu, les croiser n'aurait pas été une bonne idée, mais tout de même. C'était une source de joie.

Hari remonta le long d'un cours d'eau étroit, l'esprit bercé par ces vieux souvenirs lugubres, et il trouva finalement le temple qu'il cherchait. L'infirmier resta là un moment, à observer les murs de la bâtisse. Il ne savait pas ce qu'il était censé en penser. Parfois, il se prenait à haïr tous ces lieux et toutes ces croyances pour ces vies qu'elles avaient prises. Ce n'était pas juste.

Il finit néanmoins par se détourner pour rejoindre son propre véhicule et rentrer chez lui, loin de tout ça. Là-bas, il retrouverait sa femme et il pourrait l'embrasser en lui assurant qu'il serait prêt à tout pour l'aider, quel que soit ses choix. Quand elle lui rappellerait que Sushil était son frère, il se contenterait de sourire tristement et si elle lui disait encore une fois qu'il aurait honte un jour de son comportement, il la croirait. Elle possédait une sagesse qu'il n'avait pas. Choisir le camp de la vie n'y changeait rien. Après tout, il était lui-aussi un monstre, un assassin et toutes les vies qu'il sauvait ne rembourseraient jamais celles qu'il avait prise. 

La princesse des songesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant