La jeune aveugle encapuchonnée vacille dans les rues désertes avec un loup comme béquille. Sa main frôle les murs rugueux pour se repérer. Elle sent les irrégularités de la pierre détruite par l’impact des armes et de la magie ; parfois, elle ne sent rien du tout quand il ne reste que du vide à l’endroit où devrait se trouver un bâtiment. Sa cécité lui épargne certes la vision choquante de ces traces rouges qui tranchent dans la grisaille de la cité ravagée.
Son odorat n’est pas si indulgent.
La senteur métallique du sang fait sortir instinctivement ses crocs. Le parfum douceâtre de la chair en décomposition se fraie un passage dans sa gorge, vient tapisser sa langue du goût immonde la mort. Elle s’arrête un instant, son corps frêle se pliant sous l’impact des haut-le-cœur. L’estomac vide, seule un peu de salive vient abreuver le sol poussiéreux. Elle s’essuie le menton d’un revers de manche, le loup frôlant sa hanche comme pour lui demander si elle peut continuer. Ses doigts viennent agripper sa fourrure, puisant du réconfort dans cette sensation familière. Elle essaie de se représenter son ami mais, déjà, elle peine à convoquer les images. Le trou noir qui constitue désormais son horizon absorbe tout jusqu’au souvenir d’une époque où elle n’était pas qu’une pauvre aveugle errant dans un monde dévasté.
Elle reprend sa marche, le loup soutenant de plus en plus son poids.
Elle a depuis longtemps dépassé les limites de ses forces ; seule l’habitude la pousse à continuer. Elle n’a plus le désir de vivre, mais toute une existence passée à lutter l’a conditionnée à le faire. Même si le chagrin pèse sur elle comme une chape de plomb, que son cœur n’est plus qu’un trou béant, ses jambes avancent toutes seules, un pas après l’autre. Elle n’a plus rien à perdre ou à protéger, à part peut-être ce loup qui refuse de la quitter malgré ses injonctions.
Soudain, elle tombe. Son visage s’écrase contre le bitume ; l’odeur cuivrée se fait plus forte tandis qu’elle goûte son propre sang. Le loup laisse échapper un gémissement, sa truffe froide venant frôler sa joue. Épuisée, elle se roule en boule. Son compagnon la pousse un moment du museau avant de se résigner. Il l’entoure de son corps, lui prodiguant sa chaleur. Les premières gouttes s’écrasent, la pluie nettoyant les rues avec les larmes qu’elle ne sait plus verser. Le bruit régulier finit par l’endormir, mais un peu de paix est encore trop demander pour cette âme damnée. Les muscles du loup se tendent derrière elle ; un grondement profond fait vibrer tout son corps et la tire du sommeil. Elle perçoit immédiatement le son des talons frappant le sol au rythme régulier du pas de la nouvelle venue. Épuisée, la jeune fille ouvre les yeux par réflexe et contracte les narines, laissant les parfums affluer. Une eau de toilette coûteuse camoufle si bien les odeurs corporelles de l’inconnue que cela ne peut qu’être volontaire. La femme se fige à quelques centimètres d’elle : elle a l’inconfortable impression d’être jaugée. Elle se sent si pitoyable qu’elle a honte : elle voudrait disparaître entre les plis de son capuchon. L’examen dure d’interminables secondes, puis la femme laisse échapper un bruit dédaigneux.
— Il t’a attendue pendant si longtemps, dit-elle d’un ton méprisant.
— Il est bien là ? Je l’ai vraiment retrouvé ? s’exclame la jeune aveugle.
La femme ne répond pas, se contentant de tourner les talons sans vérifier si elle la suit.
La jeune fille tente maladroitement de se redresser sur ses jambes, mais celles-ci refusent de la porter. Un sanglot de frustration lui échappe lorsqu’elle rencontre une fois de plus le sol glacé.
Alors, les crocs du loup se referment doucement sur sa manche, guidant sa main jusqu’à son encolure. Elle est tombée bien bas. Elle s’est refusée jusque là à traiter la créature comme un vulgaire canasson, mais elle n’a d’autre choix que de capituler.
Ravalant sa fierté, elle se hisse sur son dos, poussant sur ses muscles affaiblis jusqu’à s’affaisser entièrement sur l’animal ; lorsqu’elle l’a enfourché, il se met en marche.
Elle s’accroche de son mieux, le nez enfoui dans ses poils épais tandis qu’ils s’enfoncent dans un dédale de ruelles et de décombres, suivant le bruit régulier des chaussures à talon frappant le bitume.
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Doll
FantasyUne jeune fille aveugle ne peut s'appuyer que sur son loup pour traverser une ville dévastée et retrouver l'homme qu'elle s'est promis de sauver. Mais mérite-t-il vraiment d'être sauvé ? Et ne risque t'elle pas en le retrouvant de s'exposer à un da...