Cette Inconnue

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Ils sont dans un bâtiment ; il semble vaste d'après l'écho des pas de Rama. Les lieux sentent le propre. Cela la perturbe : elle ne connaît plus que les endroits glauques, les squats, les camps de fortune où l'hygiène n'est pas la priorité des réfugiés. Or, ce lieu sent la normalité et, dans ce monde où toutes les valeurs sont inversées, cela n'a justement rien de normal.

Le monde a été dévasté : tout est parti en vrille. Les produits du quotidien sont devenus un luxe. Le parfum citronné du produit pour le sol a quelque chose d'incongru. Ce n'est pas une planque — on ne nettoie pas une planque —. C'est un foyer.

Pour s'établir quelque part à long terme, il faut être capable de défendre son territoire. Pour le défendre, il faut des combattants, et pour garder ce petit monde uni, il faut un chef qui a de la poigne. Elle ne définirait pas Rama comme faible, mais elle ne le considère pas comme un mâle dominant non plus. « Le paon du Sénat » : c'est comme cela que ses détracteurs le surnommaient, avant. Parce que, à l'époque, il ne songeait qu'à se laisser vivre, profitant des charmes de ses esclaves au milieu des vapeurs d'opium, dilapidant une fortune qu'il ne possédait pas dans des tuniques de soie somptueuses et des alcools hors de prix.

La puissance ne fait pas de vous un chef : c'est une question de caractère, comme chez les loups. On naît alpha, on ne le devient pas. Il faut une bonne dose de paranoïa et d'abnégation, une certaine propension à la violence, et assez d'obstination pour rendre fou n'importe qui. Rama avait certes fait preuve d'obstination dans ses efforts constants pour la séduire, mais ce n'était pour lui qu'un jeu. La séduction est dans sa nature : toutes les femmes se pamaient devant lui à la cour. Le duc Asmodeus. Deux mètres de luxure, une peau dorée, un visage viril encadré de douces ondulations d'un noir bleuté, le tout agrémenté d'un regard vert de félin que l'on s'imagine tapi dans la jungle, prêt à bondir. Un homme dangereux à sa façon, mais pas assez pour être aux commandes d'une telle structure.

Des gens passent près d'eux tels des spectres silencieux. Beaucoup de gens. Elle a déjà distingué et mémorisé plus de vingt empreintes olfactives. C'est plus d'hommes que ceux qu'elle dirigeait au temps où elle était capitaine. Et qui sait combien de personnes restent hors de portée de son odorat ?

Son ventre se serre d'appréhension.

Elle commence à douter : est-ce vraiment une bonne idée de venir chercher de l'aide auprès de Rama ? Le prix à payer pourrait s'avérer plus onéreux que ce qu'elle a d'abord pensé...

Elle tend l'oreille, rassurée d'entendre le bruit des chaussures à talons de la femme qui claquent derrière elle. Sa démarche est alourdie par le poids du loup : son compagnon ne sera pas laissé derrière. Bien. Elle a justement besoin qu'on surveille ses arrières.

Cette femme l'intrigue. Une humaine ordinaire ne pourrait pas supporter les soixante-dix kilos de l'animal sans faiblir. Il en a donc fait une magissa. Elle se demande qui elle est. La jeune fille connaît chacun des Joyaux du harem de Rama, et celle-ci n'en fait pas partie. La magissa est allée chercher de l'aide, puis elle est restée pour regarder son maître brûler leurs ennemis. Si silencieuse que la jeune fille n'avait pas été consciente de sa présence avant qu'elle s'empare du loup et s'engage à leur suite.

Elle se sent gênée alors qu'elle l'imagine spectatrice de leurs corps ondulant l'un contre l'autre au milieu des cadavres calcinés.

Ils sont sans doute amants.

Elle ne sait pas pourquoi cela la dérange. Cela ne lui a jamais posé de soucis avec les Joyaux. Cette femme est différente : elle lui donne une étrange impression. Quelque chose qui reste à la lisière de ses souvenirs sans vouloir complètement remonter. Si seulement elle pouvait la voir ! Ce genre d'inconnues dans l'équation de son existence peut se révéler un danger mortel à tout instant. Elle a impérativement besoin de connaître son environnement, chaque personne qui gravite autour d'elle, afin de pouvoir calculer les risques. C'est ainsi qu'elle a survécu aussi longtemps : en ne laissant rien au hasard. Jamais.

Le pas régulier de Rama la berce, mais elle refuse de s'endormir. Ses vieux réflexes de soldat sont aiguisés par sa valse avec la mort. Elle ne veut pas baisser sa garde dans un endroit inconnu. Pas alors qu'elle ignore tout des enjeux. Qui dirige ces lieux puisque ce n'est certainement pas Rama ? Sous quel prétexte est-il parvenu à rassembler du monde ? Quel intérêt peut-elle représenter pour lui ?

Son cerveau tourne à cent à l'heure. Les brumes qui l'enveloppent depuis plusieurs mois semblent enfin s'être dissipées. La faute au sang de Rama qui court encore dans ses veines. Ce n'est pas ce qu'elle voulait, mais difficile de s'apitoyer sur son sort alors qu'elle sent ses forces la regagner. Elle croit même qu'elle pourrait marcher ; elle a brusquement envie d'essayer.

— Pose-moi, ordonne-t-elle avant d'ajouter précipitamment : s'il te plaît.

Un peu de diplomatie n'a jamais fait de mal à personne.

Il semble hésiter mais obtempère. Il n'a jamais pu lui refuser quoi que ce soit.

Elle esquisse un pas hésitant et, voyant que ses jambes la soutiennent, elle se dirige d'une démarche assurée vers la femme à talons.

Elle passe doucement la main dans le pelage poisseux du loup : il respire à peine mais il respire. Le soulagement manque de lui arracher des larmes. Il est fort : il s'en sortira.

— Merci, mon ami, murmure-t-elle en déposant un baiser sur son crâne.

Il y a beaucoup de choses dans ces quelques mots. Merci de l'avoir soutenue quand elle voulait juste rester à terre, d'être resté à ses cotés quand elle ne voulait pas de lui, de l'avoir nourrie, réchauffée, protégée.

— Merci, Shad.

Elle sait qu'il l'a entendue et comprise. Shadow. Il est son ombre depuis tant d'années — même s'il porte un autre nom, puissant, redouté.

— Maureen prendra soin de lui, dit le duc Asmodeus d'un ton où perce l'agacement.

Il méprise Shad, comme beaucoup ; seul son désir de ne pas la fâcher l'empêche de l'insulter. Le mépris avec lequel il traite son sauveur vaut n'importe quelle épithète. Mais elle a l'habitude du sectarisme des athanatos. Son souci, c'est sa magissa : Maureen. Elle est certaine de la connaître.

Impatient, Rama saisit son bras. Elle se dégage brusquement.

— Je peux marcher sans aide, dit-elle froidement.

— Bien, princesse.

Il a prononcé son titre avec une emphase exagérée. Il est vexé, comme un gamin jaloux de son attention : elle va devoir le rassurer. Ménager ses alliés : une leçon de son père. Elle déteste la politique.

— Doll, le reprend-t-elle, les gens qui me connaissent savent que je n'ai jamais rien eu d'une princesse.

— Parce que tu ne t'es jamais vue comme je te vois, Dolios, dit-il d'un ton adouci.

Toujours fâché, mais il y a du progrès. Il va vraiment falloir qu'elle surveille ses paroles si elle veut éviter qu'il continue à l'appeler par ce prénom qu'elle déteste.








Doll Où les histoires vivent. Découvrez maintenant