Bain de sang

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Elle tente de se dégager, distribuant férocement des coups de pieds au hasard jusqu'à heurter la créature qui s'écarte en sifflant.

Mais les autres strigas sont déjà là, appâtées par son sang qu'elles doivent apprécier davantage que celui du loup. Elle est submergée par une vague de crocs et de griffes. Elle rue comme un cheval fou — et elle n'est pas loin de la folie, en effet. La peur a pris le pas sur son intelligence, la réduisant au simple instinct de survie, à une bête aussi fruste que ses assaillants.

Leurs corps décharnés se pressent contre le sien, lapant le sang sur sa peau comme des matous répugnants : ils n'ont sans doute jamais goûté d'aussi précieux nectar. Ce n'est pas tous les jours que les strigas tombent sur une proie de premier choix. Sa vie s'enfuit par mille et une blessures, rendant les monstres frénétiques. Ils se battent pour ventouser leurs bouches sur sa peau, jalouses de leur dîner. Ses mouvements pour échapper au contact répugnant et mortel de leurs lèvres s'affaiblissent, son indignation et sa panique refluant au profit d'une horreur stupéfiante et impuissante. Elle les entend grogner comme des bêtes sauvages se disputant sa carcasse encore vive.

Dévorée vivante.

Cette pensée incompréhensible, inacceptable, terrifiante, tourne en vain dans sa tête tandis que d'autres dents, d'autres bouches, d'autres langues viennent appuyer sur sa peau, sur son visage.

Par moments, certaines sont éjectées par d'autres, emportant au passage de gros morceaux de peau et de chair. Mais l'espoir n'a pas le temps de luire en elle qu'une autre prend déjà sa place, affamée, féroce.

Elle se débat de moins en moins. L'hémorragie mine ses forces. Les sons s'atténuent. Comme si elle s'était immergée entièrement dans sa baignoire. L'eau recouvre ses oreilles. Elle flotte. Légère.

Au moins, elle ne sent plus la douleur qui menaçait de la faire sombrer dans la folie.

Elle entend une voix étouffée. Ne peut-elle pas jouir de quelques instants de tranquillité avant que les problèmes frappent à sa porte à nouveau ? Elle décide de les ignorer encore un peu. L'eau est devenue gelée. Depuis combien de temps paresse-t-elle dans sa salle de bain ? Peu importe : les instants de paix sont tellement rares. Soudain, une odeur de brûlé vient lui piquer le nez et irriter sa gorge. Elle émerge avec mauvaise humeur de son demi-sommeil, se souvenant que ses appartements sont à des années-lumière d'ici. Des cris stridents, une chaleur suffocante. Cela lui rappelle l'enfer de sa dernière bataille, où Rama nettoyait la terre de leurs ennemis à grand renfort de flammes purificatrices.

C'est bien lui !

Il est près d'elle, murmurant des paroles qu'elle peine à saisir. Elle n'a jamais oublié son odeur de fumée et de cannelle malgré tous ses efforts. Rama est le seul qui lui a toujours donné l'impression d'être en sécurité. Avec lui, elle peut reposer son fardeau, ne plus être celle qui protège tout le monde.

Mais il est trop tard, à présent ; au moins, elle ne s'en ira pas seule. Un liquide chaud goutte alors sur son visage : elle sent ses crocs pousser sur ses gencives. Il ne lui suffit donc pas de mourir : elle doit aussi s'humilier, se pervertir ? Une crampe tord soudain son ventre : elle a juste à sortir la langue pour accepter son présent. Elle ne veut pas de son sang, et peu importent les suppliques de son corps moribond. Elle ne veut pas être comme eux, sacrifiant des vies pour assurer sa propre existence, plus jamais. Une seule goutte et elle serait sauvée, oui, mais elle se condamnerait tout en même temps. Sa décision est prise, mais le souci, quand on est faible, c'est que vos désirs ne comptent pas, et ce peu importe la force de vos résolutions.

Les autres prennent les décisions à votre place.

Sa bouche est sur la sienne ; sa langue se fraie un passage entre ses lèvres serrées. Il remplit sa bouche de son propre sang et il l'oblige à avaler. Son cerveau se révolte, mais son corps est avide de ce qu'il a à lui offrir. Elle a chaud : elle en veut plus.

Chaque millimètre de son corps est désormais en contact avec le sien, mais ce n'est pas assez. Elle en veut plus, désormais. Ses mains agrippent son visage. Il l'embrasse avec passion tandis qu'elle s'efforce juste de récupérer chaque goutte. L'humidité entre ses jambes, les battements rapides de son cœur : simples réactions physiologiques. Il semble l'avoir oublié malgré des millénaires d'expérience : à cet instant, il est juste un homme, faible face au corps offert de celle qu'il a toujours désirée. Malgré sa voracité monstrueuse, une part de la jeune femme se rebelle contre cette proximité. Mais sa faim est tellement forte que cette petite voix est vite étouffée, de même que la douleur et la peur. Ses hanches bougent d'elles-mêmes à travers les vêtements ; elle sent la grosseur de l'homme pousser entre ses jambes comme si elle voulait transpercer son pantalon. Son feu se propage dans ses veines. Elle sent ses blessures se refermer ; elle sent la vitalité revenir, mais l'incendie ne s'éteint pas. Rama fait courir ses mains sous ses vêtements, agrippe frénétiquement sa chair. Elle est enfermée dans son propre corps, qui agit indépendamment de son cerveau : le sang de Rama a réveillé sa nature d'athanatos. L'humaine en elle ne peut plus que se soumettre aux pulsions bestiales induites par son sang d'immortelle. Elle gémit bientôt alors qu'elle voudrait lui hurler d'arrêter. Pourtant, soudain, il s'arrête.

Un grognement faible, mais reconnaissable entre tous : le loup a réussi à ramper jusqu'à eux.

L'homme s'écarte ; elle l'entend respirer bruyamment. De son côté, son propre souffle, rauque, éclipse les battements de son cœur qui cogne à ses tempes. Quelques instants passent tandis qu'ils recouvrent leurs esprits, puis il la prend dans ses bras comme si de rien n'était, l'emportant vers son repaire.

Doll Où les histoires vivent. Découvrez maintenant