Chapitre 3

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Le lendemain nous étions attablées dans un café avec Camille, nous discutions. Ma sœur avait l'air d'aller mieux et je me fis la réflexion que ma vision de la veille n'était peut-être que le fruit de mon imagination.

Quelques instants plus tard, son Ami du moment entra. C'était un ami avec un grand a. Celui-ci, contrairement à tant d'autres, je l'aimais bien. Il avait je pense un bon fond, il était gentil et drôle avec moi. Il me prenait pour sa frangine et je le voyais comme mon grand frère. Malgré cela, son attitude envers moi témoignait d'un certain sentiment de supériorité, car même s'il semblait m'apprécier, il me traitait comme une gamine, sous-estimant sûrement ma maturité et mes capacités de réflexion et d'analyse. Ce comportement hautain que partageaient à mon égard les amis de ma sœur m'agaçait grandement : soit ils m'ignoraient carrément, soit ils avaient cette attitude condescendante que je ne supportais pas. Mais ce jour-là, ce fut différent, car lorsque comme à notre habitude, il me tapa dans la paume pour me dire bonjour, je sentis qu'il serait le principal acteur de la destruction de ma sœur. Je les vis en train de se disputer violemment, je ne comprenais pas vraiment le pourquoi de cette trahison, ni comment cela allait arriver, mais j'étais persuadée qu'il serait la cause de son suicide.

Le jour suivant, dans la voiture qui nous emmenait à l'école, j'avais l'impression que le monde continuait de tourner sans moi. Je me sentais vide, mais j'étais contente de voir que les gens continuaient de se préoccuper de futilités comme les soldes, les grille-pains, les tondeuses à gazon et les sites de rencontre... La journée se passa ainsi, lente et sans grand intérêt. Le soir, mes pieds me portèrent laborieusement jusqu'à mon cours de danse.

Les jambes maigrissimes d'une fille devant moi, le chignon impeccable de la danseuse de derrière, les notes de musique qui s'égrènent et me portent telles des vagues, le sol immatériel qui reflète de façon floue les murs alentours, les miroirs qui décuplent chaque reflet, le papier peint semblable à la peau sèche et ridée d'un vieillard contre mon dos lorsque je m'assois... La douleur libératrice et le sentiment de plénitude que je ressens à la fin de chaque cours. Toutes ces choses me font aimer la danse classique.

Malheureusement ces agréables sensations furent ternies par l'obscurité qui m'envahit lorsque la main de Marie, la danseuse aux jambes maigrissimes, et la mienne se frôlèrent.

La salle de danse se mit à tournoyer autour de moi et les milliers de reflets que renvoyaient les miroirs me donnèrent le mal de mer. Avant que je n'aie le temps de comprendre ce qui m'arrivait, je me retrouvais devant une assiette pleine dont je ne savais quoi faire, une fois, deux fois, trois fois, une multitude de fois avant que je ne comprenne que j'étais Marie elle-même et que ces assiettes deviendraient sa hantise, ma hantise si je n'arrivais pas à me sortir de cet infini. Chaque fois que la séquence recommençait, je me retrouvais devant une assiette différente et dans un lieu différent. Tout cela devenait extrêmement angoissant, je me voyais en train de m'arracher les cheveux, mais je ne pouvais rien faire, j'étais prisonnière, je me mis à crier mais j'étais aphone et plus j'essayais, plus je me sentais disparaître, jusqu'à me faire aspirer... d'un coup, j'étais de retour dans la salle de danse. Assoiffée, je me précipitai dans les toilettes et devinez qui je vis... Coup du hasard ou du destin, j'y croisai Marie. Après avoir bu, tout en repensant à ce que j'avais vu, je ne pus m'empêcher de lui poser la question qui me brûlait la langue :

« Es-tu anorexique ? »

Interloquée, Marie me regarda droit dans les yeux d'un regard assassin comme pour me reprocher de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Oui j'étais et je suis toujours très curieuse. J'ai tendance à tout observer et à tout analyser à tort et à travers. Elle me répondit que non elle n'était pas anorexique, quelle idée, et je sus qu'elle me mentait. Je compris qu'elle l'était maintenant mais qu'elle le serait encore dans dix ans, malgré les efforts de ses parents. Que cette affreuse maladie lui pourrirait la vie.

Pour ponctuer ce triste constat j'entendis le rire démoniaque de Madame Tristesse résonner dans mes oreilles.

Quatorze striures d'encre rouge sur sa peau blanche comme le papier... Ces blessures sont le reflet de sa douleur, chaque coup de compas allège son cœur en rogne. Et sa souffrance corporelle l'aide à oublier la tristesse qui éreinte son âme.

« Continue, continue » lui souffle Madame Tristesse d'une voix perfide.

C'est ce que je vis en prenant ma petite cousine dans les bras et je compris que la petite fille innocente aux bouclettes blondes d'aujourd'hui se transformerait en une adolescente torturée, à l'image de Marie, ou encore de ma soeur, et cela me brisa le cœur. Mais Madame Tristesse sait qu'il y en a eu bien d'autres avant elles, et qu'il y en aura bien d'autres après, et que chacun de ces naufragés elle les a entraînés avec elle dans les méandres du désespoir car Madame Tristesse est vicieuse, non seulement elle est triste mais en plus elle ne veut pas l'être seule, elle veut de la compagnie. Ce constat me fit ressentir une haine profonde envers cette sorcière.

A cause de ce don, si l'on pouvait l'appeler ainsi, qui m'était venu suite à l'accident, j'assistais à toutes les souffrances de mon entourage et à toutes les attaques de Madame Tristesse, ce qui obscurcissait peu à peu mon quotidien.

Le Dérapage Où les histoires vivent. Découvrez maintenant