Chapitre 2

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Malheureusement ce répit fut de courte durée. Ensuite vinrent les devoirs puis le dîner, ce moment agaçant où les membres d'une famille doivent se retrouver autour d'une table pour « partager », ce moment où l'air est surchargé de non-dits, ah... les secrets de famille... Je remarquais que c'était souvent au moment du passage au dessert que ma patience atteignait ses limites. Excédée je quittais la table, en claquant la porte, bien entendu, puis en montant les escaliers le plus bruyamment possible afin de montrer que j'étais furieuse. J'arrivais enfin dans ma chambre, je claquais la porte, encore une fois, en espérant que ça me détendrait, mais ça ne faisait qu'attiser ma colère, mon ressentiment... Je me recroquevillais dans un coin pour tenter d'échapper aux puissantes attaques de la solitude, j'en venais à penser que je ne supportais pas les autres, donc je les fuyais mais lorsque j'étais seule, je me sentais délaissée, abandonnée...

Je n'avais aucune échappatoire possible.

Ce schéma d'événement m'était habituel mais ce jour-là rien ne se passa comme à l'accoutumée. Le Destin ou je ne sais qui, semblait prendre un malin plaisir à bousculer l'ordre de mes habitudes. Et lors de ce dîner (après avoir frôlé la mort) je pris conscience d'une foultitude de choses, comme le fait que même si ma famille n'était pas parfaite, même grandement imparfaite, je l'aimais. A la lumière de mon expérience du jour, des détails que je me cachais inconsciemment auparavant m'apparurent comme des évidences : je remarquais par exemple que ma sœur, Camille, était extrêmement malheureuse, mon cœur me tiraillait devant son immense souffrance. Son visage était crispé, sa bouche et ses yeux tendaient vers le bas, son attitude suintait la tristesse et le désespoir, ses gestes étaient lents, sa voix pâteuse... Tout cela je le savais mais j'avais toujours fermé les yeux devant son profond désarroi. Durant ce dîner, son angoisse m'apparut nimbée d'une glaciale lumière et lorsque, mollement elle me passa le sel, je sentis ses doigts sous les miens, j'eus alors l'intense et dérangeante sensation que l'avenir pour elle ne s'arrangerait pas et qu'un jour, quelqu'un, un proche de sa vie future, peut-être son conjoint, la retrouverait dans la baignoire, les poignets ouverts. Ces éléments défilèrent à la vitesse d'un flash dans ma tête et lorsqu'ils laissèrent place au noir total, des larmes irriguaient mes joues. Je tentai vainement de cacher mon visage trempé mais déjà mes parents me demandèrent ce qui n'allait pas. Horrifiée à l'idée de leur parler de la vision d'horreur qui m'était apparue, je fuis la cuisine vers ma chambre, un recoin silencieux où je pourrais réfléchir à tout ça.

Ma réflexion se fit au pied du mur. J'étais recroquevillée, les bras noués autour des jambes, la tête sur les genoux. Mon cœur pulsait dans ma tête, au creux de mon ventre et jusqu'à la pointe de mes doigts. Je compris que ma vie ne serait plus jamais la même, et qu'il y aurait un Avant et un Après ce flash, cette vision de ma sœur, les poignets ouverts dans la baignoire d'une salle de bain anonyme. Ou bien peut-être que le bouleversement ce n'était pas tellement cette vision, mais mon accident d'un peu plus tôt dans la soirée : c'est là que ma vie avait commencé à déraper.

Le Dérapage Où les histoires vivent. Découvrez maintenant