Chapitre 12

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Le trajet du retour se fit sans encombre, et nous marchâmes tranquillement sous la lumière des réverbères. Ava pouvait me voir depuis que je lui avais saisi les deux mains chez Romain. Je n'étais pas sûre de ne pas enfreindre là un quelconque règlement, la loi des Anges peut-être, mais on ne me l'avait pas explicitement interdit, et j'avais profité de mon ignorance. Maintenant son bras était posé autour de mon cou, et heureusement qu'il n'y avait personne dans la rue car un éventuel passant aurait été intrigué de la voir s'appuyer dans le vide.

Nous arrivâmes chez elle, je la couchai dans son lit. Avant de fermer les yeux elle me remercia d'une voix enfantine. À peine était-elle endormie que Jennifer surgit.

« Allez hop direction le paradis.

- Quoi déjà ?

- Bah oui déjà. Tête de linotte !

- Attendez juste deux minutes que je lui écrive une lettre d'au revoir »

Je m'approchai de son bureau, pris une feuille et un stylo et lui écrivis ceci :

« Au revoir Ava,

J'ai été très contente d'être ton ange gardien. Sois courageuse, aie confiance en toi, choisis les bonnes personnes. Moi je crois en toi, je sais que tu vas t'en sortir, et je te souhaite d'être heureuse malgré les difficultés de la vie. Pour ta mère je te conseille de lui en parler, de lui dire combien tu souffres de la voir se détruire. Et pour les garçons, n'accepte que ce que tu veux vraiment.

Je serais très contente de te revoir, si je le peux je te ferai signe, je pense qu'on pourrait bien s'entendre. »

Nous sortîmes par la fenêtre, la nuit était chaude et étoilée. Nous volâmes près des étoiles, c'était magnifique. Au bout d'un certain temps nous passâmes à travers un voile magmateux, je ne le vis pas, il était sûrement transparent mais je sentis sa texture visqueuse coller à ma peau puis se déchirer, et je l'entendis se reformer derrière moi.

Une fois le voile traversé, je regardai autour de moi et je compris que nous étions dans le couloir qui desservait les chambres, le magma transparent était le sol du couloir. Jennifer ouvrit la porte de ma chambre et me dit : « Repose-toi parce que demain sera long. » Puis elle partit.

En rentrant dans ma chambre je me demandais ce que signifiait sa recommandation, et en quoi le lendemain serait long mais je n'eus pas beaucoup le temps de me questionner car je m'endormis comme une masse.

Le lendemain je fus réveillée par la même voix off que les autres jours : « Veuillez sortir dans le couloir et suivre les marquages au sol » disait-elle encore une fois. Les flèches lumineuses nous menèrent comme tous les matins devant le singulier bureau de Lazare. Bientôt vint mon tour, je m'assis sur le sol et Lazare se mit à discourir. Il m'annonça solennellement que j'allais pouvoir retourner sur Terre dans le but de finir mes missions. Il tenta de me rassurer en me disant que cette fois-ci j'allais réussir, mais ça ne faisait que me rappeler que la première fois avait été une catastrophe, que j'avais échoué. Il me signala que je devais rentrer en volant mais qu'une fois sur Terre mes ailes disparaîtraient.

C'est donc ce que je fis, vers midi ce jour-là, accompagnée encore une fois de Jennifer, je sautai du nuage. Mon dernier vol fut féerique, le vent faisait chatoyer mes ailes, l'air frais se promenait sur mon visage, je me sentais plus libre que jamais auparavant. Elle me déposa en face de chez moi, me fit un bref signe de la main et disparut. Comme l'avait prédit Lazare mes ailes n'étaient plus là.

Je sonnai à l'interphone.

« Oui ? Qui est là ?

- C'est moi, Alice. »

Un cri déchirant suivi de longs sanglots se fit entendre. Croyant à un nouveau drame je montai les escaliers à toute vitesse. La porte de l'appartement était entrouverte. Juste après l'avoir poussée, je me pris une gifle monumentale. Sonnée, je levai la tête.

« Qu'est-ce qui t'as pris de fuguer comme ça pendant deux semaines ? J'ai cru que tu t'étais faite kidnapper, j'étais morte d'inquiétude » m'accusa-t-elle en me serrant fort dans ses bras et en pleurant.

Je me demandais ce que j'allais bien pouvoir lui répondre car si je lui racontais ce qui s'était vraiment passé elle ne me croirait jamais, je décidais donc de contre-attaquer.

« Et toi t'étais où durant mon enfance hein ? T'étais partie où pendant cinq mois quand j'étais petite ? Même quand t'es revenue t'étais pas vraiment là, tu t'es jamais vraiment occupée de moi.

- Je pensais qu'on en avait parlé.

- Bah tu pensais mal.

- Je suis désolée, tu sais la période de mon retour à la maison est un trou noir pour moi, plus aucun souvenir. Ma chérie ce que je vais te dire est difficile à entendre...

-Vas-y

- J'ai une maladie qui s'appelle la bipolarité. Quand tu étais petite j'allais vraiment mal, j'ai été diagnostiquée quand tu avais six ans et j'ai dû aller à l'hôpital. »

Coup de poing dans le ventre. A bout de souffle je partis m'enfermer dans ma chambre, mes yeux débordaient de larmes comme si la digue d'un barrage avait enfin cédé.

Ma mère entra doucement. Elle m'embrassa et vint même me border dans mon lit, peut-être était-ce une façon de se rattraper pour toutes les fois où elle ne l'avait pas fait lorsque j'étais petite ? Elle ressortit de la chambre, je n'avais pas bougé, j'étais restée face au mur, simulant un profond sommeil mais je savais qu'elle n'était pas dupe.

Après qu'elle fut sortie je me relevai pour chercher sur Internet en quoi consistait la bipolarité. J'avais déjà entendu ce mot mais je n'avais jamais vraiment cherché à comprendre sa signification avant ce jour-là. Tout d'abord une définition « la bipolarité autrefois appelée psychose maniaco-dépressive... ». Ensuite un article de journal qui me noya sous des termes médicaux incompréhensibles, mais qui me fit comprendre que la bipolarité était une maladie qui ne se soignait pas, qu'on pouvait juste la stabiliser, qu'elle détraquait le caractère des gens, et qu'elle les faisait osciller tantôt entre des comportements maniaques plutôt euphoriques et des humeurs dépressives. J'étais sur le point d'éteindre mon ordinateur, un peu dégoutée par ce que je venais de lire et par le fait que ma mère m'ait caché tout ça, quand quelques mots me sautèrent au visage : « avoir un père ou une mère bipolaire augmente les chances de l'être de plus de cinq à dix pour cent ». Voilà donc d'où provenaient les failles et le mal être que je sentais grandir en moi constamment. J'en conclus que j'étais sûrement bipolaire. Certains penseront que c'était une conclusion hâtive, mais quand depuis ton plus jeune âge tu t'es toujours sentie décalée et différente des autres, qu'un beau jour tu apprends que ta mère est bipolaire et que c'est une maladie héréditaire, ça fait un peu trop de coïncidences d'un coup. Différente parce que j'étais plus facilement en colère, ennuyée, angoissée ou triste. Différente parce que je n'avais pas du tout les mêmes centres d'intérêt que mes camarades, ils adoraient les youtubeurs, les jeux vidéos, le maquillage... Tandis que je m'intéressais plus à la pratique de l'art sous toutes ses formes : la photographie, le cinéma, le dessin, l'écriture...

Décalée parce que certaines choses qui les faisaient s'esclaffer ou qui les préoccupaient comme les notes qu'ils avaient eues au dernier contrôle, me laissaient complètement indifférente. Bref, la plupart du temps nous n'étions pas dans le même monde.

Tout mon univers explosa. Je haïssais mes parents de ne me l'avoir jamais dit. Ils me cachaient tellement de choses qu'ils avaient réussi à me cacher quelque chose sur moi. Ce soir je me posais des questions sur ma santé mentale alors que durant les quinze premières années de ma vie je ne l'avais jamais remise en jeu. J'étais dévastée, dans ma tête le désespoir et la colère se succédaient l'un après l'autre dans une danse infernale. Je regrettais presque que mes parents m'aient donnée naissance. Voilà, je leur en voulais de m'avoir mise au monde tout en sachant que j'aurais des chances d'être malade.

Depuis ce jour j'ai renoncé à avoir des enfants par peur qu'un jour ils me reprochent de leur avoir donné la vie tout en sachant qu'il y avait ce risque.

Le Dérapage Où les histoires vivent. Découvrez maintenant