L'invitation

7 1 0
                                    


La fée virevolta autour de la tête de Ruthée avant de se poser sur le bord du lavabo.

- Je pose beaucoup de questions. Je suis curieuse.

- Enchantée. Ruthée.

Elle s'éloignait déjà en agitant sa paire d'ailes tel un papillon.
- Oui oui, je sais. Maintenant, nettoyons !

En une heure, la maison était démunie de ses poussières. Elles se permirent enfin de s'asseoir à une table pour jouer aux dés. La fée était très mauvaise perdante et les dés tombaient régulièrement sur 6.

Alors qu'elle gagnait enfin, Ruthée entendit le cliquetis des clés dans la porte, balança un torchon sur le jeu et la fée, puis s'affaira à brosser le sol.

- Ah ouais c'est grave, commenta la créature de bronze.

Après un temps de silence, elle reprit la conversation :

- Il paraît que t'as plein de travail à faire.

- M'en parle pas...

Lara s'avança dans la pièce pour s'écrier :

"Oh mon dieu ! Tu n'as toujours pas fini le salon ? Dépêche-toi ! La cuisine ne t'attendra pas !"

- J'ai lavé la cuisine tout à l'heure, ne vous inquiétez pas.

- Le souper, pas la pièce sombre idiote ! Je suis si fatiguée... Se plaint la femme avec une esquisse de sourire maléfique.

Sa belle mère était pourtant de bonne humeur aujourd'hui. Lorsque celle-ci sortit, Ruthée enroula la fée et les dés dans le torchon, plaça le paquet dans un seau et monta les escaliers en courant. Arrivée dans sa chambre, la fée secoua sa chevelure rousse, et  commença :

- Quelle mégère. Ce bon vieux Roland a bien agi en m'envoyant ici.

- Je dois te laisser là. Lara ne me lâchera pas d'une semelle dans la cuisine.

- Pas la peine, répondit la fée l'air malicieux. Un poulet rôti dans le four en ce moment, je me demande qui l'y a mis...

Et l'étrange créature et la jeune fille éclatèrent de rire. C'était la première fois que Ruthée riait depuis trop longtemps.

La fin de soirée se passa comme toutes les autres, dans la chambre, éclairée à la bougie. À une exception près : celle que Ruthée reprenait le goût de la vie.

Le lendemain, alors que Ruthée dansait avec la fée dans un couloir sur l'air de la boîte a musique, quelqu'un toqua à la porte. La jeune fille fût surprise de ne pas trouver Yves, mais un homme en uniforme riche et coloré. Tout le distinguait du postier gris de petite taille.

Ruthée prit un moment pour s'apercevoir que c'était l'un des messagers du Roi, une enveloppe à la main.

–Madaaame la  comtesse DeGengin a l'honneur d'être conviée, au bal annuel du Palais Blanc. Sa majesté et son fils y seront. Déclama t il d'un ton théâtral. Excusez le retard, cette lettre devrait être arrivée depuis longtemps. Un contre-temps.

–À qui est adressée cette invitation ?

–C'est pour la maîtresse de maison et sa famille, mademoiselle.

Le cœur de Ruthée accéléra, et dans sa poitrine une chaleur prit place. Techniquement, elle pouvait profiter de l'invitation. Une occasion unique pour elle de sortir de la maison !

Cette maison était rapidement devenue toute sa vie. Elle avait même oublié qu'il y avait un extérieur. Ruthée se rappelait à peine de son ancien appartement. Sa fenêtre donnait sur une vallée mortelle, mais au moins, c'était la lumière du jour qui la réveillait, au lieu du bip stressant d'un réveil déglingué. L'adolescente regrettait cette époque. Elle était libre de bouger, sauter, et puis ses parents la regardaient tendrement. Ruthée cacha ses yeux, le larmes allaient couler.

La lettre cachetée de cire trônait maintenant en haut de la pile de courrier. C'était la première chose que vit la cadette des sœurs alors qu'elle rentrait de cours.

–Mère ! On a une lettre venant directement du Palais Blanc !

–Fais voir ! Elle arracha l'invitation des mains de sa fille.

–Madame Lara DeGengin, et sa famille sont invités au bal annuel qui se tiendra le jeudi, 15 mai à 18h00 au Palais Blanc, lut par dessus son épaule Zoey, intriguée.

–Mais c'est demain !

Les deux sœurs sautèrent de joie et commencèrent les préparatifs, alors que Lara s'exclamait sur la date.

–Ils auraient pas pu nous l'envoyer avant...

–Il me faudrait une rivière de diamants pour aller avec mes boucles d'oreilles.

–Tu ne penses pas que le pourpre irait bien avec le bleu marine?

–On ira en carrosse ! Applaudit l'une des deux.

–Oh oui ! Les gens nous salueront et ...
–Ça suffit ! Du calme mes filles.

Ruthée prit son courage à deux mains et demanda à sa belle-mère.

–Je pourrais y aller aussi ? Je serai utile, je porterai les bagages, les cadeaux.

La femme ne répondit pas. Elle rit.

–C'est la meilleure ! Ton père et moi ne sommes même pas encore mariés que tu demandes gentiment de nous coller ? Tu ne fais pas partie de la famille. Si t'es là, c'est par pure bonté de ma part. De toute façon, tu sens la crasse, ton niveau social est trop loin de celui des invités. On te repérera avant d'entrer en piste par tes manières, et après ils t'associeront à la famille DeGengin. Que vas tu porter ? Rien. Il y a encore 90 pièces à nettoyer, du balais.

Ruthée resta sans voix, elle ne s'attendait pas à une telle déclaration de la part de sa belle mère. Déjà qu'elle faisait le ménage sans rechigner, l'adolescente aurait aimé cette récompense pour ses travaux...

Les larmes lui brouillèrent les yeux, et elle monta dans sa chambre à l'aveuglette, déçue, humiliée, furieuse.

La porte claquée, l'adolescente laissa place à un torrent de larmes d'injustice.

–Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda la fée. Ce n'est pas ta belle-mère qui va t'empêcher d'aller à ce bal !

–Elle a raison, lâcha Ruthée entre deux reniflements. J'ai rien à me mettre de toute façon. Et je suis crasseuse. Une vrai rouillée.

–Ne dis pas ça.
La fée descendit de sa souche de bronze pour se hisser sur le genou de la jeune fille en pleine crise.

–Je sais exactement ce qu'on va faire. Tu vas l'avoir ta belle robe, et en prime, le bal princier. Suis moi.

La fée se posa sur le parquet à l'aide d'un gracieux battement d'aile, et sautilla en direction de la porte.

–Ta belle-mère ne s'en rendra même pas compte.

Elle traversa les rayonnages de tissu et s' arrêta devant l'un d'eux, marmonnant.
–Bleu foncé, ce sera un carton. Avec des nœuds papillons, des paillettes...

Ruthée ne comprenait rien à son monologue, mais la laissa dérouler le tissu, les larmes coulant encore. Il vint se coller contre elle dans un geste de baguette.

–C'est magnifique, chuchota la jeune fille, habituée aux taches et au marron.

–Attend, ne bouge pas d'un poil.

La créature fit apparaître une aiguille en bronze et du fil, réfléchit encore une bonne minute avant de se lancer dans les points de couture.

Petit à petit, la robe de bal prit forme et lorsque la fée noua la ficelle en un joli nœud papillon sur la taille, puis enleva la robe de la jeune fille pour rajouter de la décoration.

–J'ai été couturière dans une vie antérieure, d'où crois tu que ma robe vient? avoua la fée en riant. La piste sera à toi.

Ruthée était toujours émerveillée par les prouesses de sa nouvelle amie aux yeux violets. Pendant toute la nuit, à la lueur de la bougie, la bonne fée cousait des perles magiques au bas de la robe. On aurait dit que la robe avait été trempée dans la voie lactée, arrachant les étoiles d'un ciel clair.

Ruthée s'endormit, malgré elle, sur le parquet poussiéreux, au pieds de sa robe. Ses joues n'étaient plus mouillées.

Rentre Avant MinuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant