Le lendemain, la maison n'avait jamais été aussi active pour un bal. Mais c'était le plus important de l'année, celui que toutes les filles de bonne famille attendaient. Le Roi avait organisé ce bal dans le but de rencontrer les nobles de son royaume, et de lier des alliances amicales. Mais parmi les jeunes la gente féminine, peu intéressées par les compromis de leurs pères ou oncles, c'était l'occasion rêvée de plaire au prince du pays.La cadette des DeGengen allait assister pour la première fois à une fête si grandiose. Elle courrait entre sa chambre et le dressing avec un bon nombre de boîtes à chaussures dans les bras, excitée comme une puce. Laïs était encore vêtue de ses bas et les lanières de son corset pendouillaient derrière son dos.
–Rouillée, mon ensemble. Le rouge et or, et vite. Commanda t elle d'un ton qui ne correspondait pas à son jeune âge.
–J'arrive de suite.
Ruthée reprit sa respiration, puis chercha du regard où pouvait bien se cacher la tenue de Laïs, parmi tous ces tissus élégants. Finalement, elle le sortit d'une penderie à dorures exagérées. Cette robe faisait pâle figure par rapport à la sienne.Une voix aiguë traversa le mur avec colère.
–Non ! Non, et non. Pas de vert avec du violet. Le vert va avec le gris foncé, incapable !Immobilisée dans une robe piquée d'épingles à chaque centimètre carré, sa belle-mère vociférait des ordres aux couturiers appelés en ce grand jour.
–Il y a une tache sur mon gant ! Maman !
–Dit à cette traînée de Ruthée de la laver, répondit Lara à sa fille de 14 ans. Et reste dans la chambre d'habillement, ta sœur arrive.
L'étage au dessous, l'aînée était habillée simplement, d'un tailleur noir qui contrastait avec sa peau pâle.
– Mon manteau, Ruthée. Bouge toi un peu, j'ai pas que ça à faire que de t'attendre, commença Zoey, qui rentrait de sa manucure chez l'esthéticienne.
Ruthée prit sa veste, puis l'apporta au porte manteau, trois mètres plus loin.
À 17h30, un carrosse s'arrêta devant la cour et le calme revint. Sullivan lui jeta un regard fuyant, plein de tristesse, avant que le chauffeur ne ferme la porte du véhicule.
La servante monta au grenier en vitesse pour se préparer.
–On fait comment pour l'invitation ? demanda Ruthée, soudain inquiète de ce détail oublié.
–Pas de problème, chantonna la fée qui quitta la brosse à cheveux pour se hisser sur un tiroir laissé ouvert. Elle poussa deux-trois paires de chaussettes et pêcha l'enveloppe d'invitation.
Sous le poids du papier, la fée se cogna dans le rideau, et Ruthée rit de sa maladresse.
–J'ai pas fini ta coiffure et toi tu bouges. Serait ce un coup monté mademoiselle ? Ironisa la créature de bronze.
–Tu leur as volé la lettre ? S'écria Ruthée, paniquée à l'idée que sa belle-famille ne revienne à la maison la chercher.
La fée lâcha un long "Naaannn" désespéré puis répondit :
–Empruntée pour la nuit... Pour la recopier dans ma plus belle calligraphie de fée.
La créature de bronze tendit la lettre à Ruthée qui la décacheta en douceur, sortit le carton d'invitation, se leva et le lut avec la voix solennelle du messager :
–Maaaaademoiselle Ruuuthée Sartaaaafia est invitée au bal annuuuel qui se tiendra le jeudi, 15 mai à 18h00 au Palaaaiiis Blanc !
La fée se plia de rire, et un son cristallin envahit la pièce. Ruthée salua avec le plus de grâce possible, levant les fesses en l'air le plus haut possible, mais se prit les pieds dans le torchon du lavabo qui traînait, et tomba par terre en poussant un cri de souris. Elle se releva, zigzaguante, trébucha une nouvelle fois, sous les éclats de rire aiguë de son amie. Cela dura dix bonnes minutes. Elles soufflèrent un peu avant de se relever ensemble. La fée découvrit le désastre :
–Ruthée ! Ma coiffure !
–Tu veux dire, la mienne, répliqua malicieusement la concernée.
–...Hum, tu éviteras de saluer le Roi de cette manière là bas, hein.
–J'ai pas trop envie de réessayer, je te le promets, sourit elle.
Lorsque les boucles noires de Ruthée furent enfin dressées sur son crâne en un chignon, la fée déclara la préparation terminée. Elle accompagna, en batifolant, Ruthée à travers les rues de Jimndapo-Ar au son lointain de musique classique.
Ruthée s'arrêta au coin d'une ruelle pour inspecter son reflet dans la vitre d'un magasin fermé.
–Si seulement ma mère pouvait voir ça, se dit-elle. Jamais nous n'aurions eu les moyens d'acheter ne serais-ce qu'une des centaines de perles dessus.
La créature volante, silencieuse, se frappa soudain la tête.
–Oh ! Mince, j'ai failli oublier quelque-chose d'important.
–Mon invitation ! Paniqua Ruthée.
–Non, je voulais parler de ta broche ! La fée partit à la recherche de quelque-chose par terre, qu'elle avait peut être laissé tomber.
–Elle ressemble à quoi exactement ? Tu comptes la retrouver dans le noir ?
–Je cherche un... Trouvé !
Elle tendit au bout de ses bras une petite plaque de fer complètement rouillée, et se mit à la manipuler à grands coups de baguette. À la surprise de Ruthée, la plaquette métallique obéit, se plia et se replia en une rose orangée.
–Et n'oublie pas, lui chuchota la bonne fée alors qu'elle arrangeait les mèches échappées du chignon. N'oublie pas que si l'on porte de l'ocre en signe de deuil, c'est en hommage à la tristesse légendaire d'une femme ayant perdu son mari à la guerre. Elle pleura tellement que son collier en fer se rouilla à cause des larmes salées tombées dessus.
La fleur rouillée se mariait à merveille avec la couleur de la robe mais aussi celle de ses cheveux de jais. La fée laissa Ruthée au pied des marches, avec un dernier avertissement :
–Rentre avant minuit.

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Rentre Avant Minuit
FantasíaCendrillon a voyagé dans le temps. Que se passerait-il si les contes de notre enfance se retrouvaient propulsés dans un futur lointain ? L'Homme et ses moeurs ne changent pourtant pas et l'histoire se répète... Un conte que l'on connaît tous mais qu...