Du plafond, les figures colorées lui lancèrent d'énigmatiques regards.
Cassandre les contempla un instant de plus, comme si les réponses à ses problèmes avaient pu être cachées là haut, au siège d'une époque révolue.
Puis elle s'abandonna au confort de son siège et parcouru l'assistance du regard.
Une majorité de sièges étaient occupés par les membres de la Garde, qu'ils soient Chasseurs, Gardiens ou Sentinelles, et la salle bruissait du son de leurs conversations.
Elle s'était installée à un des balcons, qu'elle partageait avec deux Sentinelles inconnues, pour éviter de tomber sur Alexander.
Il était si reposant de se perdre ainsi parmi l'océan de sièges rouges, d'oublier d'être soi même. Ne plus penser. Ne plus réfléchir.
Juste être là.
Cassandre eut un frisson.
Depuis trois mois, la frontière entre passé et présent s'étiolait.
Un détail pouvait la ramener des mois en arrière, à ressasser des souvenirs des heures durant. Refaire surface lui coûtait de plus en plus d'énergie.
Et de plus en plus de volonté.
En fermant les yeux pendant une seconde, elle crut presque la sentir, cette odeur.
L'odeur du diozone, l'énergie qui alimentait l'Enclave, ressemblant à celle de l'asphalte refroidissant sous la pluie, de l'orage se préparant au loin.
Son odeur.
À chaque fois, elle réalisait qu'il n'était plus là.
Cassandre fixait sans la voir la scène vide, si perdue dans ses pensées qu'elle en oubliait de surveiller les environs.
Peut-être aurait-elle dû.
Alexander mit environ une milliseconde à la repérer.
Debout au milieu de la salle, en train de saluer des confrères, il avait jeté un coup d'oeil vers les balcons, et avait aussitôt reconnu le visage de sa nièce.
En le voyant lancer un coup d'oeil glacial vers elle et aussitôt se diriger vers une sortie pour la rejoindre, de nombreux visages le suivirent du regard.
Il est vrai que l'oncle de Cassandre n'était pas un personnage anodin. De par sa haute stature, son maintien noble, un charme délicat associé à des traits jeunes, Alexander Mark avait vraiment la carrure d'un leader né.
Cassandre se releva d'un bond et sortit de l'alcôve comme une fusée. Elle commença à marcher rapidement vers le grand escalier menant à la sortie, espérant ne croiser personne sur sa route.
- Cassandre!
La voix de son oncle résonna dans le couloir comme un rugissement.
Elle s'arrêta net, puis se retourna lentement.
Les yeux bleu glacial d'Alexander la dissuadèrent immédiatement d'essayer de trouver une excuse.
Son regard planté dans le sien, il lui indiqua d'un mouvement de tête sec la sortie la plus proche, et sans un mot, s'éloigna.
Cassandre ferma les yeux un instant, se préparant mentalement à la confrontation qu'elle ne pouvait à présent plus éviter.
Bon sang, elle aurait préféré disparaître.
Elle prit une grande inspiration, et prit la même direction que lui.
La jeune femme se sentit mal en constatant qu'une demi-douzaine de personnes l'observaient, intrigués de voir le chef des Chasseurs l'interpeller aussi sèchement.
La jeune femme n'en regarda aucun, et se contenta de remettre son carquois en place de la manière la plus menaçante possible.
Elle inspira profondément en poussant le battant de la porte, et passa dans un grand couloir où des bustes d'artistes célèbres étaient placés tout les deux mètres.
Alexander l'attendait là, appuyé contre le mur, les bras croisés.
Son regard était froid.
Cassandre laissa la porte se fermer derrière elle, et se dirigea d'une démarche résignée vers lui.
Elle se posta contre le mur, face à lui, et croisa les bras à son tour.
Le silence se fît tandis qu'aucun ne prenait la parole. Une dizaine de seconde s'écoula, en ce qui sembla être une éternité pour Cassandre, et elle finit par craquer. Le mensonge qu'elle avait trouvé à peine quelques secondes plus tôt jaillit de ses lèvres.
- J'avais besoin de faire un break avec la Garde, fit elle, j'ai été dormir dans un appartement abandonné près de Montmartre, j'aurai dû te prévenir...
Alexander se contenta de joindre les doigts de sa main au niveau de ses lèvres, pour lui faire signe de se taire.
Il laissa passer une seconde, avant de prendre la parole.
- Le silence, fit il, d'une voix d'où transparaissait un reste d'accent, je m'y étais habitué. Mais les mensonges, ça par contre, c'est nouveau.
Cassandre ouvrit la bouche pour protester, mais Alexander l'en dissuada d'un regard.
- Je n'ai aucune idée de ce que tu fabriques depuis ces derniers mois, à disparaître d'un jour à l'autre, fit-il sèchement. Je sais très bien que quelque chose ne va pas. Tu ne veux pas en parler, très bien. Tu veux que je te fiche la paix, très bien. Mais ne me prends pas pour un imbécile, Cassandre.
La situation tournait mal pour elle.
- Alex, tenta-t-elle, je...
- Il n'y a pas trente-six milles solutions pour disparaître dans l'Enclave, tu sais, la coupa-t-il. Et crois moi, elles sont loin d'être toutes sympathiques.
- Je...
- Apparemment, tu n'es pas morte, ce qui exclut presque la moitié des possibilités. Mais crois moi, il y a pire. Si je regarde ton état physique, j'en conclus que tu n'as pas été séquestrée non plus.
- Je vais très bien, Alex...
- J'ai cherché ta trace dans les hôpitaux, tu n'y étais pas, ce qui exclut un accident ou une maladie. Avais-je oublié de dire que tu n'étais pas chez toi?
La pression commençait à monter chez Cassandre, qui n'arrivait pas à en placer une.
- Pour te résumer la situation, finit par dire Alexander, ses mots frappant plus dur que des poings, avant ce matin, je n'avais que trois possibilités : toi morte, toi droguée quelque part, ou toi te prostituant.
L'indignation fit s'ouvrir la bouche de la jeune femme. Si un regard avait pu tuer, son oncle serait à présent un petit tas de cendres fumantes.
- Non mais ça va pas, lança-t-elle, outrée, tu ne penses quand même pas que...
Les yeux d'Alexander lançaient des éclairs, mais ça voix resta de glace tandis qu'il l'interrompait.
- Alors je vais te le demander une dernière fois, dit il d'un calme présageant la tempête. (Il martela chaque mot) Où étais tu ?
Un rictus tordit les lèvres de Cassandre.
Dans les yeux d'Alexander, elle vit qu'il se doutait bien d'où elle avait été. C'était après tout le seul endroit où elle pouvait échapper à sa surveillance.
Il voulait l'entendre de sa bouche; elle ne l'en priva pas.
Sa voix se fit arctique, contrairement à la colère qui bouillait en elle.
- J'étais de l'Autre-Côté.
Elle eut l'impression que le bâtiment entier se mettait à retenir son souffle.
Ce qu'elle venait d'assumer à voix haute aussi peu prudemment pouvait la conduire au bannissement, l'interdiction de revenir dans l'Enclave, soit la mort, d'une manière ou d'une autre.
Alexander regarda précipitamment vers la sortie de la salle, l'inquiétude brillant dans ses yeux à l'idée que quelqu'un ai pu l'entendre. Il lui fit signe de se taire, et chuchota nerveusement.
- Qu'est ce qui te prend?!
- Tu savais très bien ce que j'allais répondre!
- Cassie, ce ne sont pas juste des paroles en l'air! Bon sang, tu pourrais avoir de gros ennuis! Tu pourrais te faire tuer!
- Non. Sauf si tu me dénonces.
- Bon sang, mais qu'est ce que tu faisais là bas? Comment es-tu passée ?
Cassandre se contenta de recroiser les bras. Sa colère retombait comme un soufflé raté, maintenant qu'elle se rendait compte de ce qu'elle venait de révéler.
Alexander fronçait les sourcils et s'apprêtait déjà à la questionner, quand ils entendirent le micro s'allumer dans la salle, et quelqu'un commencer à le tester, signe de l'imminence du discours.
Le silence se fit entre eux.
Tout deux se lancèrent un regard. Un ange passa, et Alexander céda le premier.
- Dès que c'est fini, fit Alexander, mortellement sérieux, tu files me voir. Je ne plaisante pas. On doit discuter de tout ça.
Il lui lança un dernier regard, préoccupé, et tourna les talons, la laissant seule dans le grand couloir.
Le buste de Chopin la fixait avec moquerie.
Cassandre soutint son regard de bronze une seconde, puis partit à son tour.
Elle entra le plus discrètement possible à dans la grande salle, à présent plongée dans la pénombre, et fut surprise de voir que la quasi totalité de la Garde, mis à part les gardes de l'Horlogerie, se trouvait là.
Elle évita les regards curieux convergeant vers elle, et s'assit sur le premier siège qu'elle trouva, bordé d'une place vide, à bonne distance de tout contact humain.
Une fois installée, sa colère revint, mais, au lieu d'être dirigée vers l'extérieur, elle l'était contre elle-même, cette fois-ci.
Génial.
La jeune femme sentait poindre comme une envie de s'auto gifler.
Tu ne pouvais évidemment pas t'empêcher de tout balancer!
Alexander te connaît par coeur, il a juste eu à te provoquer, et toi, tu as foncé tête baissée dans son piège!
Elle foudroya le pauvre technicien sur scène du regard, comme s'il avait été responsable de son lapsus.
Trois mois! Tu as tenu trois mois sans rien dire à qui que ce soit, et là tu sors ça comme ça!
Elle commençait à peine à réaliser tout ce que cela allait impliquer. Elle serrait ses poings de plus en plus fort, ses phalanges blanchissaient sous la pression.
Bon sang, se dit-elle, et s'il essayait de la protéger? De la couvrir? Et s'il se faisait prendre?
Et si l'histoire se répétait?
Je dois lui parler, avant qu'il ne fasse quoi que ce soit, avant que...
Le siège à son côté émit un grincement, interrompant net la jeune femme dans ses pensées.
En voyant son air frustré, le visage de Lukas passa de neutre à interrogateur.
- Cassie? Tout va bien?
L'agitation de la jeune femme se mua presque aussitôt en hostilité, et elle gronda à son intention.
- C'est toi qui a dit à Alexander où j'étais ?
Il s'agissait plus d'une question rhétorique que d'une réelle interrogation, elle savait qu'il ne l'aurait pas dénoncée. Mais elle avait besoin de passer ses nerfs sur quelqu'un.
Lukas la regarda droit dans les yeux, visiblement toujours contenant son énervement, et lui répondit froidement:
- Je ne lui ai rien dit, Cassie.
L'air de Lukas était indéchiffrable, mais elle devina qu'il était toujours en colère pour leur altercation quelque temps plus tôt. Ses yeux la défiaient de le contredire.
Défi relevé.
Sous pression, la jeune femme ouvrait déjà la bouche pour relancer leur dispute de tout à l'heure, toute idée d'apaisement envolée, juste au moment où une voix commença à résonner dans les haut-parleurs, faisant taire l'assemblée.
Lukas et Cassandre la reconnurent aussitôt.
C'était celle d'Alexander.
Cassandre sentit les mots mourir dans sa gorge en voyant son oncle s'avancer sur le devant de la scène : elle ne s'attendait pas à le voir prendre la parole.
Elle aurait pourtant dû s'en douter; Alexander, bras droit du chef de la Garde, s'occupait souvent des annonces et des discours en public, contrairement à son supérieur, que l'on voyait si rarement que certains doutaient même de son existence.
Aucune trace de leur discussion ne transparaissait sur son visage, à présent rassurant et amical.
Cassandre ne tarda cependant pas à remarquer le tressautement nerveux du bout de sa botte, que d'autres auraient pu associer à un léger stress face à autant de personnes, mais qu'elle savait être de sa faute. Alexander aurait pu faire des claquettes complètement nu devant toute l'Enclave qu'il n'aurait pas rougi, alors un simple discours devant la Garde...
- Chasseurs, Gardiens, Sentinelles, membres de la Garde, commença-t-il avec un sourire. Merci d'avoir renoncé à vos activités de ce début de matinée pour venir ici. Vous aurez pu entendre des échos sur les évènements de ces derniers jours, mais je préfère revenir rapidement sur ceux ci, histoire de bien résumer la situation.
Cassandre vit s'épanouir quelques sourires quant à la prononciation de certains mots par son oncle. En effet, Alexander et sa grande soeur, Katja, la mère de Cassandre, avaient quitté la Russie à respectivement 11 et 18 ans, pour venir s'installer en France.
Tout deux n'avaient jamais totalement réussi à se défaire de cette pointe d'accent, les rendant mémorables pour leurs auditeurs.
- Il y a quinze jours, poursuivit Alexander d'une voix claire, les Gardiens de l'Enclave de New York nous ont contacté, et par leur intermédiaire, le gouvernement de l'Enclave de New York nous a fait une demande. Les Enclaves de Londres et Berlin Ouest nous ont confirmé avoir reçu la même.
Malgré l'hostilité qu'elle avait affiché à son égard à l'instant, Cassandre ne put s'empêcher de couler un regard curieux vers son partenaire, qui haussa les épaules en signe d'ignorance.
- Ainsi, résonna la voix d'Alexander dans les haut-parleurs, hier, trois avions américains ont atterri en Europe. Les messagers n'ont hélas pas été autorisé à nous transmettre la moindre information à propos de leur mission ici, seulement qu'il dévoileraient celle ci aujourd'hui. Nous sommes donc autant dans l'ignorance que vous, fit-il avec un sourire.
Lukas, à ses côtés, eut un sourire en coin, et se pencha pour lui murmurer:
- C'est pas l'Épidémie qui leur a fait perdre leur sens du suspens...
Leur dispute semblait déjà oubliée. Elle hocha légèrement la tête, perdue dans ses pensées. Alexander poursuivait.
- M.Redchild, notre invité, fait partie de l'équivalent de la Garde de New York. Nous avons donc échangé des conseils, de Chasseur à Chasseur, qui pourront nous être très utiles. Si vous désirez discuter avec lui des améliorations que nous pourrions apporter à nos organisations respectives, il m'a dit être tout à fait disponible jusqu'à son départ, dans une semaine. (Alexander se fendit d'un sourire) Je ne vais d'ailleurs pas continuer à monopoliser le micro, et je vais le laisser venir s'expliquer de lui même, plutôt que le paraphraser. Merci pour votre attention!
Des applaudissements saluèrent la sortie de scène d'Alexander, qui, au lieu de repartir en coulisse, descendit à son tour dans la salle. Avant que Cassandre n'ai pu l'en empêcher, Lukas lui fit un petit signe, qu'Alex intercepta. Son regard s'éclaira en les voyant, et il commenca à se diriger vers le duo.
Cassandre lança un regard furibond à son compagnon, qui avait l'air de vouloir disparaître sous terre.
- Désolé, fit-il d'un air penaud, j'ai pas réfléchi.
Alexander prenait déjà place à côté d'elle. Étonnamment, il garda son air ouvert et souriant.
- Alors, fit-il, comment j'ai été ?
Lukas leva le pouce avec un sourire, et Cassandre le gratifia d'un bref hochement de tête.
Alexander la regarda d'un air satisfait: il était à présent sûr de la tenir pour terminer leur conversation.
- Tu étais sérieux, murmura Lukas, quand tu disais que vous ne saviez rien de ce pourquoi il est ici?
- Parfaitement sérieux, souffla-t-il en retour. Dès que quelqu'un essaye d'aborder le sujet, cet olibrius se referme comme une huître. Impossible d'en tirer quoi que ce soit. Mais maintenant on va bien voir ce que les USA nous veulent.
Au moment où il achevait sa phrase, un homme d'une quarantaine d'année, arborant un manteau noir avec un écusson, fit son entrée sur scène.
Le léger murmure qui s'était installé dans la salle se dissipa aussitôt.
- Protecteurs de Paris, commença-t-il avec un accent très prononcé, merci d'être venus.
Cassandre fronça les sourcils. Ce type ne lui plaisait pas.
- Je me nomme John Redchild, poursuivit-t-il, j'appartiens aux Chasseurs de New York, et on m'a envoyé, ainsi que deux autres camarades, en mission en Europe. J'ai, pour commencer, des informations à vous transmettre.
Alexander, à sa droite, s'agita.
- Notre enclave de Manhattan se porte bien, du moins dans ses murs, continua Redchild. Nous avons une production stable de céréales grâce aux champs de Central Park, et nous commerçons avec les enclaves de Washington et de Boston, qui nous fournissent en fruits et légumes. Nous échangions aussi avec l'enclave de Chicago, jusqu'à il y a deux semaines où ils ont arrêté de répondre à nos messages.
Cassandre vit Lukas froncer les sourcils à ses côtés, et elle lui lança un bref regard, soudain gênée.
Avant l'Épidémie, le grand frère de Lukas, de onze ans son ainé, avait abandonné sa famille pour faire sa vie aux États-Unis, étant un brillant jeune chercheur étouffant dans son pays natal.
La dernière fois que le jeune homme avait eu de ses nouvelles, celui-ci vivait à Chicago.
Elle vit son compagnon pincer les lèvres. Lukas gardait beaucoup de rancœur pour ce frère qui les avait laissé, sa mère et lui, pour s'enfuir au delà des océans.
Elle hésita un fugitif instant, mais au moment où elle entamait un mouvement vers lui, une impérieuse sensation la fit se figer, et enfin reposer, après une seconde, sa main sur sa jambe.
Lukas, du coin de l'œil, intercepta ce non-geste, et sentit comme un petit pincement dans sa poitrine. Secouant légèrement la tête, il chassa le visage flou de son frère de sa mémoire, dans l'attente de la suite du discours.
Et les informations que l'américain délivra à ce moment là dépassèrent de loin cette simple querelle.
- Nous avons dépêché une mission diplomatique là-bas par avion, fit Redchild d'un air grave, et nous avons trouvé ce que nous craignions. L'enclave de Chicago est tombée sous l'assaut des Autres.
Un instant de réalisation, comme en suspension, enfla dans la salle.
Cassandre tourna la tête juste à temps pour voir l'hébétude se peindre lentement sur le visage de son compagnon.
En voyant qu'elle l'observait, Lukas tenta de se reconstruire un visage neutre, sans réel succès. La nouvelle ne le laissait clairement pas indifférent.
Alexander, qui connaissait aussi bien Lukas que la jeune femme, fit passer son bras derrière le siège de Cassandre, posant sa main sur l'épaule du jeune homme.
Son regard semblait demander « Ça va aller? ».
Après quelques instants, Lukas posa une seconde ses doigts fins sur ceux d'Alexander, et hocha la tête, évitant son regard, ramenant ses yeux vers la scène.
Redchild avait laissé le temps à la nouvelle de se répandre, et reprenait à présent.
- Ce n'est pas tout, fit-il, dissipant les murmures qui s'étaient installés. Nos ambassadeurs, en revenant, nous ont rapportés avoir vu depuis les airs, en arrivant, une énorme masse stationnant devant Chicago en flammes.
Lukas tourna la tête vers Cassandre et Alexander, qui, eux, n'avaient d'yeux que pour l'américain, et retint son souffle, présageant déjà ce qui allait suivre.
Redchild laissa une seconde passer, ménageant son effet.
- Cette masse, asséna-t-il, est une armée. Une armée d'Autres.
La salle se retrouva aussitôt sous l'emprise du vacarme.
Une armée de Passés ? Capable de raser d'énormes enclaves? Comment était-ce possible ? Quand s'était-elle formée ? Où? Comment?
- Écoutez moi, s'il vous plaît, fit Redchild au dessus de la clameur. S'il vous plaît. Au moment où je vous parle, cette armée se déplace vers le Nord-ouest, vers Indianopolis. Dans moins de deux mois, elle pourrait être aux portes de New York, de Washington ou de Philadelphie.
Nouvelle vague d'exclamation dans l'assemblée.
Les nouvelles étaient catastrophiques.
Personne ne pouvait s'empêcher de s'imaginer Paris dans la même situation, assiégée par les Passés, et chacun se demandait : que peut-on faire?
Que peut-on faire ?
Et, quelques secondes avant l'annonce finale de Redchild, Cassandre, Lukas et Alexander devinèrent enfin la raison qui poussait les USA à envoyer des ambassadeurs en Europe.
Tous trois se concertèrent du regard, la même idée dans les yeux.
Cet homme, sur scène, était sur le point de mettre leur Enclave à feu et à sang.
Il fallait l'arrêter, avant qu'il ne parle.
Mais il était déjà trop tard. La voix de Redchild fendit une ultime fois la clameur.
- C'est pour cette raison que nos dirigeants nous envoient à vous. (Redchild balaya l'assemblée du regard) Au nom de la fraternité, nous, peuple des États-Unis d'Amérique, vous demandons solennellement, à vous nos frères européens, de nous apporter votre aide. Rejoignez nous dans notre lutte contre les Autres, nous vous en supplions. Nous nous battons actuellement à dix contre un, contre un ennemi qui ne semble jamais disparaître. Nous manquons cruellement de combattants expérimentés, pour former les nôtres au combat. Je vous en supplie, finit-il par dire, venez à notre secours.
Un instant passa, et la salle explosa en vociférations. Les Chasseurs bondirent de leurs sièges, commencèrent à monter le ton entre eux.
Lukas et Cassandre, hébétés, se regardèrent.
La voix du jeune homme lui parvint, même malgré le chaos ambiant. Ses mots, égrénés sans trop y croire, résumaient parfaitement la situation:
- Ces enfoirés veulent qu'on abandonne l'Enclave?
Alexander, à ses côtés, s'était levé, et était déjà la cible d'une douzaine de Chasseurs réclamant une explication, qu'il essayait de calmer tant bien que mal. Mais étant lui même bouillant d'énervement, les résultats n'étaient pas évidents, et le volume sonore ne cessait de grimper.
Cassandre montra la sortie du doigt à son compagnon, qui acquiesça immédiatement. Tout deux remarquèrent Alexander se dirigeant tel un boulet de canon vers Redchild, et ne jugèrent pas utile de chercher à l'intercepter. Sa discussion avec son oncle pouvait finalement attendre un peu.
Slalomant entre les groupes de Chasseurs occupés à se crier dessus, les deux compères atteignirent enfin la sortie.
Quand la porte se referma derrière eux, ils eurent l'impression d'être devenus sourds, tant le silence du couloir contrastait avec l'intérieur.
Sans trop savoir pourquoi, Cassandre se sentait exténuée.
- C'est complètement dingue, ce qu'il vient de se passer, souffla-t-elle.
Lukas hocha vivement la tête, s'appuyant contre le mur. Son regard se perdit dans le vide, et il secoua la tête pour revenir à la surface.
- Bordel, fit-il, je ne sais pas ce qui est pire, entre l'armée de Passés et ces enfoirés qui essayent de piquer nos Chasseurs.
Cassandre acquiesça vivement, n'en revenant pas elle-même.
Il était vrai que la Garde de Paris-Nord faisait du très bon boulot au niveau de la gestion des Passés, mais l'idée de perdre des effectifs ouvrait à son imagination toutes sortes de scénarios catastrophes.
Ils restèrent quelques secondes sans parler, puis Lukas reprit la parole.
- Je devrais aller prévenir mon grand-père, à propos de... enfin tu sais. Il était assez proche de mon frère. Il voudrait savoir.
Elle hochait déjà la tête gravement.
Vas-y. Je ne pense qu'ils auront d'autres chats à fouetter, aujourd'hui. Passe le bonjour à Anton.
Lukas lui offrit un sourire préoccupé, et commença à partir vers la sortie. Au moment de la dépasser, il se tourna vers elle. Son ton se voulait léger, mais elle devina qu'il était très sérieux. Ses yeux avaient perdu l'étincelle d'espièglerie qui y brillait d'ordinaire.
- Cassie, fit-il, utilisant son surnom, je me suis vraiment inquiété pour toi, ces trois derniers jours, alors ne remet pas ça tout de suite, ok?
La jeune femme hocha seulement la tête, mais Lukas, pressé de partir, s'en contenta. Il la gratifia d'un dernier sourire, et disparut à l'angle du couloir.
Super, ta stratégie pour l'éloigner. Maintenant il s'inquiète deux fois plus pour toi.
Il était vrai qu'elle n'avait pas vraiment assuré sur ce point.
Livrée à elle même, Cassandre réalisa alors que l'Élite entière allait sûrement se pencher sur le problème américain, du moins pour les deux prochaines heures.
Et, en dépit de tout ce qui pouvait arriver, une ombre de sourire s'étira sur ses lèvres.
Le moment parfait pour récupérer sa commande.
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L'Enclave [Wattys 2019]
Adventure"Si jamais on apprenait qu'elle était sortie illégalement de l'Enclave, elle aurait de gros problèmes. Du style, condamnation à mort." Trois mois après la mort de son compagnon, Cassandre vit la pire période de sa vie. Elle avait déjà perdu sa fami...