Chapitre 3 - Ethan

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Comme Cassandre l'avait présagé, l'Opéra était quasiment désert.
Les rares membres de la Garde qu'elle croisait dans les couloirs affichaient un air préoccupé, et marchaient tous vers leurs objectifs sans lui prêter attention.
Cela lui convenait parfaitement.
Arrivant près d'une des réserves, Cassandre ralentit l'allure, et tendit l'oreille.
Aucun bruit ne lui parvint.
Le couloir débouchant sur la porte de la réserve formait un angle droit avec le sien, et comme les fois précédentes, elle utilisa les reflets dans les dorures omniprésentes pour vérifier qu'il n'y avait aucun garde et que la voie était libre.
C'était son jour de chance: le couloir était désert.
Même avec ça, elle n'allait pas avoir beaucoup de temps.
Cassandre s'élança vers la porte de la réserve, qu'elle entrouvrit seulement assez pour pouvoir s'y glisser, et s'assura que le battant ne produise pas de vacarme en se refermant, l'écho devenant un véritable ennemi.
Une fois à l'intérieur de la réserve, ses yeux mirent quelques secondes à s'habituer à la pénombre.
Partout autour d'elle, des étagères soutenaient de grandes boîtes de plastiques numérotées, des sacs gonflés de matériel gisaient à terre, tandis qu'un mur de conserve lançait des reflets métalliques dans le fond.
Aussitôt, Cassandre se dirigea vers la rangée 7, Pharmacie, vers le fond de la réserve.
Ses yeux dévalèrent les numérotations, et elle ouvrit un des bacs numérotés 7-38. Fouillant, elle finit par en sortir deux boîtes de médicaments.
Elle vérifia l'étiquette. C'était bien les mêmes que ceux qu'elle avait pris la dernière fois, et dont Ange lui avait dit du bien.
Cassandre les fourra pêle-mêle dans l'espèce de sacoche accrochée à son carquois.
Derrière elle, s'étendait la rangée 8, Surplus Armurerie, et Cassandre ne put résister à la tentation de soutirer cinq cartouches à son stock, pour son revolver.
Les munitions coûtaient cher, car de plus en plus rares, ce pourquoi Cassandre préférait aux armes à feu son arbalète.
Cependant, garder un revolver chez soi était la meilleure des protections, pour les situations délicates.
Croyant avoir entendu quelque chose, elle se figea soudain, et resta immobile quelques secondes.
Son coeur se mit à battre à tout rompre, soudain en alerte. Mais le temps passa sans qu'elle n'entende autre chose. Fausse alerte.
Cependant, il était déjà temps de repartir.
Fidèle à sa promesse, elle attrapa une conserve de pêches au sirop, qu'elle ajouta à son butin, et retraversa la réserve jusqu'à la porte.
Elle colla son oreille contre le battant, retenant son souffle. Si quelqu'un approchait, ses pas seraient amplifiés par le marbre ainsi que par l'architecture du bâtiment. Mais aucun écho ne lui vint, et elle se décida enfin à pousser la porte.
Le couloir était aussi désert que cinq minutes plus tôt.
Vérifiant le reste du couloir grâce aux reflets, Cassandre n'eût aucun mal à quitter la zone.
Quelques instants plus tard, elle sortait de l'Opéra.
Dans le chaos ambiant, personne ne remarquerait son petit trafic, un crime de plus sur sa liste.
La jeune femme fut surprise par la bruine, alors que le soleil était encore là une heure plus tôt. Son manteau, perméable, se couvrit rapidement de gouttes de pluie brillantes, contrastant sur le noir d'encre du tissu.
La Chasseuse rentra les épaules, et s'éloigna du Quartier Général de la Garde d'un pas pressé, sa sacoche bien remplie se balançant au rythme de ses pas, cliquetant contre son arbalète.
Une partie d'elle était assez fière de l'aspect professionnel de son vol, mais une autre, au contraire, fulminait.
Résumons tes actes, fit sa conscience. Passages illégaux vers l'Autre-Côté. Possession d'un véhicule de passage non-déclaré. Trafics d'objets ramenés de là-bas. Vol de médicaments. Vol d'armes. Vol de nourriture.
Passage illégal d'un civil vers l'Autre-Côté.
Non assistance à personne en danger.
Complicité involontaire pour homicide.
Ça commence à faire une longue liste, non?
Ferme-là, gronda-t-elle sourdement.
Marchant en silence, tout l'enthousiasme de sa réussite envolé, elle finit par atteindre sa destination : l'appartement d'Alexander.
Ses yeux s'attardèrent sur la façade familière, où elle avait vécu jusque deux ans auparavant, quand elle avait emménagé dans son propre appartement, et sur la cour où Lukas et elle avaient échangé de mémorables parties de football.
C'était avant. C'était bien.
Les cheveux trempés, elle finit par courir s'abriter dans le hall.
Alexander étant le seul habitant de l'immeuble, Cassandre et Lukas avaient quelque peu redécoré le hall. Des dessins à la craie, puis à la peinture, escaladaient les murs, les casiers, le poste du concierge.
Sur une table, elle avisa un bloc note et un crayon, et se décida à rédiger un bref message.
Alexander,
Lukas et moi sommes partis en voyant l'assemblée dégénérer, et je me doute bien que vu la situation, tu n'auras pas beaucoup de temps à m'accorder.
Mais j'aimerai qu'on parle
Je serai chez moi si tu me cherches
Cassie
La jeune femme plia son mot en deux et le garda en main, avant de monter au premier étage et de récupérer la clef cachée au dessus de la porte.
L'appartement d'Alex était spacieux et douillet. Son oncle ne jurait que par une marque de meubles suédois, au design simple et épuré, qu'il récupérait dans d'anciens immeubles près de l'Opéra, même si sa plus grande fierté était bien le grand meuble télé, recouvert de consoles de jeux et de manettes, qui trônait au milieu du salon.
Cassandre laissa courir son regard sur les pochettes de jeux et de films, bien rangés dans leurs étagères, avant de se rendre dans la cuisine.
Sur la paillasse, quelques tickets de rationnement traînaient entre des ustensiles, et Cassandre remarqua une nouvelle mangeoire pour oiseaux accrochée à la fenêtre.
Alexander, avant l'Épidémie, avait travaillé dans une association de protection des oiseaux, adorant les volatiles.
Il avait aidé Cassandre à sauver une mésange dont une patte s'était cassée, quand elle avait dix ans, et avait essayé de lui apprendre toutes les espèces qu'il connaissait. Une foule de passereaux passait sur son balcon, où il laissait de l'eau et des graines, récupérées dans une ancienne animalerie abandonnée pas loin.
Cassandre posa son mot bien en évidence sur la gazinière, près de laquelle, abandonnée, une tablette de chocolat se languissait.
Haussant les épaules, elle s'en empara et en croqua un bout. Le chocolat était un luxe, mais elle savait qu'Alexander ne lui en voudrait pas, du moins pas pour celui-ci. Lui adorait le chocolat noir, comme Lukas, et celui-là était au lait, le préféré de Cassandre.
Elle s'apprêtait à repartir, quand son regard se posa sur une photo, posée sur un meuble.
Sur celle-ci, on voyait Alexander, plus jeune, en compagnie d'une très belle femme à la peau cuivrée, qu'il tenait dans ses bras.
Elle portait une magnifique robe immaculée, faisant ressortir sa couleur de peau, des perles dans les cheveux, les yeux brillants, un sourire franc et chaleureux.
Sonya.
La femme d'Alexander.
Cassandre prit la photographie dans ses mains, et la contempla quelques secondes, s'accrochant aux détails.
Elle aurait aimé connaître sa tante. Les seuls souvenirs qu'elle gardait d'elle étaient son rire et sa voix chaude, ainsi que l'odeur du citron vert, son parfum.
Alexander lui avait parlé d'elle quelques fois, mais elle avait très vite vu qu'il souffrait à chaque fois qu'il l'évoquait. Elle avait donc cessé de demander.
Ils avaient l'air si heureux, elle et lui. L'Épidémie avait brisé tant de choses.
Cassandre reposa quasi religieusement la photographie sur le meuble. Elle referma la porte et reposa la clé à sa place.
Alexander était la personne qu'elle admirait le plus au monde. Il était comme une sorte de superhéros pour elle, depuis qu'elle était petite, et encore aujourd'hui.
Une partie d'elle était finalement heureuse qu'il sache qu'elle avait des ennuis, car pour la première fois depuis des mois, elle avait de l'espoir. L'espoir que grâce à lui, les choses s'arrangent.
Mais même les héros peuvent mourir.
En redescendant dans le hall, son regard fut attiré par le vélo de son oncle, rangé dans un coin.
Ses pas ralentirent, et elle s'arrêta, hésitante. Marcher jusqu'au 11e Arrondissement lui prendrait du temps, et cette durée se retrouverait diminuée de moitié si elle prenait ce vélo. Son choix fut vite fait. Elle l'aurait ramené avant même qu'Alexander ne s'en rende compte.
Enfourchant l'engin, elle lança un dernier regard sur la cour, et donna une grande impulsion du pied.
Faire du vélo dans Paris-Nord procurait une énivrante sensation de liberté.
Avant, les rues étaient toujours bondées, encombrées de voitures et de gens pressés, n'ayant le temps de rien faire, et qui finalement ne trouvaient pas non plus le temps de vivre leurs vies.
À présent, les voitures avaient disparu des rues, démantelées pour la construction des barricades. Quant aux gens, et bien... ils avaient changé.
Perdre à peu près la moitié de sa population avait eu de quoi changer le visage de l'humanité.
L'Épidémie avait au moins permis cela, de rassembler les survivants, faisant fi des catégories sociales, des milieux sociaux, des générations, des origines, de la richesse... plus que jamais, les hommes comprenaient l'importance d'être unis.
Peut-être était-ce ce qui avait manqué à l'humanité. Un ennemi commun.
Avant, les hommes se faisaient la guerre. Tout était prétexte, leurs différences de religion, de couleur de peau, de tradition, d'organisation sociale, d'orientation sexuelle, de rémunération...
Frères contre frères, sang contre sang.
Avec l'Épidémie, ils avaient trouvé, presque pour la première fois, un ennemi commun à tout le monde.
Les Passés se fichaient bien de savoir si ceux qu'ils tuaient croyaient en Bouddha ou en Dieu.
Les survivants réalisaient enfin ne pas avoir le temps de se quereller en interne, face à un ennemi aussi nombreux et qui se fichait royalement de leurs différences.
Les combattants marchaient enfin main dans la main.
Enfin... presque.
Une femme, voyant Cassandre et son insigne de Chasseur, lui lança un regard haineux.
Ici, les gens préféraient toujours se battre entre eux, faute de se battre contre les Passés.
Les habitants de Paris-Nord avaient choisi de fuir le combat, d'oublier les Passés, de faire comme si la menace n'existait pas, à l'abri derrière les Barricades.
Ils avaient repris leurs vies.
Ils n'avaient plus d'ennemis, plus de bouc émissaire.
Les membres de la Garde avaient assisté, impuissants, au lent retour des travers de l'Ancien Monde, réapparaissant dans l'Enclave au fil des années tel un poison lent.
La montée de l'individualisme, de l'égoïsme, de la cupidité, ainsi que la création de nouveaux ennemis, en étaient les signes. Pour le moment, les habitants de l'Enclave étaient toujours soudés, mais pour une seule raison.
Les Catacombes.
Les minorités assistées.
Les Chasseurs.
Ou plutôt, leur haine commune envers eux.
Cassandre passa à toute vitesse devant la cantine d'Arrondissement du 10ème.
L'Enclave fonctionnait sur le principe que tous ses habitants devaient être utiles. Il n'y avait pas de place pour les parasites.
Chaque habitant, en échange de 6 heures de travail quotidiennes dans un des secteurs de travail, recevait des tickets de ration, lui permettant de recevoir des repas, et de déposer des demandes de matériel auprès de l'Enclave.
Six secteurs cohabitaient dans l'Enclave. Chacun savait ce qu'il avait à faire.
Agricole, s'occupant de la production de nourriture dans l'Enclave.
Hydrologique, assurant les besoins en eau.
Médical, officiant dans les hôpitaux toujours en service.
Énergétique, créant le diozone qui faisait marcher l'Enclave.
Mécanique, à la maintenance du matériel ou dans la recherche.
Et enfin, Administration, supervisant le tout.
Chaque secteur travaillait dur pour les garder en vie. Après chaque journée, chacun sentait avoir mérité sa nourriture, son logement.
Et tous regardaient avec un sentiment de mépris les vilains petits canards venant manger dans leurs assiettes.
Le 7e secteur, la Garde.
Une bande d'associaux sanguinaires, apparemment chargés de défendre les Barricades et l'Horlogerie, mais que personne ne voyait jamais travailler, et qui se baladaient armés jusqu'aux dents dans toute l'Enclave.
Des parasites.
Des meurtriers.
Cassandre s'arrêta un instant au détour d'une rue, arrivant aux limites du 11ème, et retira son caban à contrecœur.
Si on voyait une Chasseuse entrer dans la maison où elle se rendait, ses habitants pourraient avoir des problèmes. Et bon sang, elle en avait causé tellement à cette famille, qu'elle ne se pardonnerait jamais un seul supplémentaire.
Elle roula au devant des usines de diozone, entrant dans le secteur Énergétique.
L'odeur d'orage la prit à la gorge comme un étau, mais elle s'évertua à continuer sa route.
Un tel parfum ne s'oublie pas, lui chuchota son esprit.
Cassandre serra les dents.
Non, un tel parfum ne s'oubliait pas. Il la hantait même.
Son pied se posa à terre devant un appartement d'apparence banale pour un quartier parisien, mais dont la vue lui serra aussitôt la gorge.
Cassandre abandonna le vélo devant l'entrée, l'accrochant sommairement, et s'approcha de la porte.
L'interphone laissa entendre une tonalité sourde quand elle l'activa. Les secondes passèrent, et une voix féminine grésillante la prit par surprise en décrochant.
- Qui est là?
Cassandre se râcla la gorge un peu nerveusement, et finit par répondre:
- Ange? C'est moi, Cassie.
- Cassie? Oh, je t'en prie, monte, ma chérie. Je t'ouvre la porte.
La serrure se mit à bourdonner, déverrouillée. Cassandre se dépêcha d'entrer dans le hall, craignant que la porte ne se verrouille à nouveau.
Les boîtes aux lettres alignées contre le mur témoignaient de la coexistence de plusieurs familles dans l'appartement. Cassandre, en s'en approchant, ne put s'empêcher de remarquer celle de la famille d'Ange.
Les larmes lui vinrent soudain aux yeux en voyant qu'à présent, deux des noms avaient été barrés.
Elle prit une grande inspiration, ferma un instant les yeux, et se força à tourner le dos aux noms et à s'engouffrer dans l'escalier. Elle se redonna une contenance en grimpant les marches, respirant lentement.
En arrivant au deuxième étage, elle constata que la porte était grande ouverte. Elle fronça les sourcils, et fut totalement prise par surprise lorsqu'un petit bonhomme, d'une demi douzaine d'années, lui fonça droit dessus, piaillant de joie.
Cassandre se fendit d'un immense sourire, et l'attrapa dans ses bras.
- Nathan Castille, sacrée fripouille, fit-elle affectueusement en lui ébouriffant les cheveux, tu ne deviens pas un peu vieux pour ce genre de bêtises ?
Le gamin lui répondit en lui tirant les cheveux en retour, brisant quelque peu le mythe de la Chasseuse de glace.
- Nate, fit une voix depuis l'intérieur, laisse donc Cassandre tranquille! Cassie, viens à l'intérieur, je t'en prie, je suis dans la cuisine.
- Tu as entendu ça, la terreur, dit-elle au petit, interdiction de m'attaquer!
Elle entra dans l'appartement, le petit suspendu à son bras.
La famille Castille était bien installée, ayant pu garder son propre appartement d'avant l'Épidémie. L'intérieur était doux et accueillant, au reflet de ses habitants.
Cassandre, habituée aux lieux, se dirigea vers la cuisine, traînant toujours Nathan derrière elle.
À l'intérieur, une belle femme aux cheveux blonds l'accueillit, les mains pleines de farine.
- Cassie, fit elle affectueusement, comme je suis contente de te voir! Ça faisait longtemps que nous n'avions pas eu de tes nouvelles! Tu vas bien?
- Ça va, Ange, dit elle en souriant, j'ai juste été un peu malade ces derniers jours. Rien de trop grave, mais de quoi me garder au lit. Marc n'est pas là ?
- Il est au travail, fit elle en reposant les yeux sur les gâteaux qu'elle préparait. Je lui dirait que tu es passée. (Son regard consulta l'horloge murale) Je vais devoir y aller dans moins d'une heure, d'ailleurs.
- Je ne vais pas rester longtemps, ne t'inquiètes pas.
- Oh non, ce n'est pas ce que je voulais dire, tu es toujours la bienvenue ici! Ça nous fait du bien de te voir, tu sais.
Cassandre eut un sourire un peu triste. Elle posa sa sacoche sur la paillasse, et en sortit les deux boîtes de médicaments .
- J'ai récupéré ça, dit-elle d'une voix mondaine, j'espère que c'est les mêmes que les dernières fois.
Les yeux d'Ange s'arrondirent, et elle étreignit Cassandre malgré la farine. L'inquiétude brillait malgré tout dans ses yeux.
- Cassie, dis moi que tu ne t'attires pas d'ennuis à cause de ces médicaments.
- Pas du tout, mentit-elle avec un sourire. Nous avons le droit de récupérer quelques trucs qu'on trouve de l'Autre-Côté, et les stocks d'anti maux de tête sont très fournis, de toute façon. Il n'y a aucun problème, je ferai tout pour vous donner un coup de main.
Ange la regarda avec affection, mais secoua la tête.
- Tu n'es pas obligée de nous aider. Je ne voudrais pas que tu te sentes responsable de quoi que ce soit, Cassandre.
- Ange, ça me fait vraiment plaisir de vous aider, je te jure.
Ange finit par sourire, et rangea les médicaments dans un placard.
- Je dois t'avouer qu'ils arrivent à point nommé, concéda-t-elle avec un petit sourire. J'ai des migraines à s'en arracher la tête, à cause du bruit à l'usine, et ces médicaments sont vraiment très efficaces. Merci beaucoup, Cassie. Je t'offre quelque chose à manger ou à boire?
- Oh, non merci. J'ai déjà pris un petit déjeuner, c'est gentil. (Son regard s'abîma un peu dans le vide) Il se passe de drôles de choses à la Garde en ce moment. Nous étions convoqués à une assemblée, ce matin. Elle s'est fini de manière plutôt inattendue.
- Des dissensions internes?
- Non, des américains. Ils essayent de s'accaparer nos Chasseurs.
Ange s'arrêta en plein dans son mouvement, et la regarda d'un air stupéfait.
- Des américains? Mais pourquoi?
- D'énormes problèmes de Passés. Je t'expliquerai quand la situation ce sera réglée.
Ange secoua la tête.
- Ce monde est dingue.
- Je te le fais pas dire.
Elle remarqua la disparition de Nathan au moment où sa voix lui parvenait depuis l'autre bout de l'appartement.
- Cassiiiiiiiie, entendit-elle, vieeeeeeeeeeeens...
Cette voix, l'espace d'une seconde, résonna comme celle d'une autre.
Si cette réflexion la perturba un instant, elle n'y laissa rien paraître.
- Ah, on dirait que le devoir m'appelle, plaisanta-t-elle en lançant un regard vers Ange.
Mais celle ci ne le lui rendit pas. Son regard flottait sur le mur de la cuisine.
Le sourire de Cassandre s'évapora.
Elle savait ce qui passait par l'esprit d'Ange, les apparitions qui occultaient sa vision, les pensées qui passaient par son esprit.
C'étaient les mêmes qu'elle affrontait depuis des mois.
Et elle cherchait plus que tout au monde à s'en préserver.
Sors.
Ses pieds franchissaient déjà le seuil de la cuisine, comme guidés par une puissance supérieure.
Elle repassa dans le salon, entra dans le couloir.
Penses à autre chose.
Mais l'odeur d'orage la reprenait déjà à la gorge, l'envahissant, remplissant ses poumons, l'étouffant petit à petit.
Elle se sentit tellement faible. Et lâche. Tellement lâche.
Elle dût ralentir.
Tu devrais t'en aller.
Elle fit encore deux pas dans le couloir, et finit par s'appuyer contre le mur. Sauf qu'à l'endroit où elle posa sa paume, celui ci se révéla être une porte.
Sa porte.
Tu n'as rien à faire ici.
Le battant tourna silencieusement sur ses gonds à peine ses doigts l'effleuraient.
Tu ne devrais pas être là.
Cassandre s'immobilisa sur le seuil de la pièce. Elle ne respirait plus.
Sur le meuble posé à l'entrée de la chambre, une bougie brûlait.
Rien n'a changé.
Elle fit un pas hésitant dans la pièce.
Cela faisait trois mois qu'elle ne pouvait se résoudre à ouvrir cette porte, à franchir ce seuil.
Et elle sentait que ce n'était toujours pas le bon moment.
Mais elle ne pouvait s'empêcher de regarder.
Ses yeux s'imprégnaient de chaque détail, de chaque couleur.
Ange n'a touché à rien.
Et elle croisa enfin son regard.
Auprès de la bougie qui tremblotait toujours, un éclat émeraude brillait.
Je ne peux pas être là.
Écrit au bas de la photo, quelques mots s'étiraient, sous les chiffres d'une date.
25 Mars, Ethan et Cassie.
Va t'en.
Elle, souriant, aux côtés d'un jeune homme au regard d'un vert lumineux, qui la contemplait comme la plus belle chose au monde.
Notre dernière photo ensemble.
Sa vision se brouilla. Elle sortit de la chambre, le souffle court, et referma délicatement la porte.
Ses yeux se posèrent sur le battant, décoré de son prénom.
Ethan.
19 ans.
Mort trois mois plus tôt en se jetant du haut des Barricades.
Elle ferma les yeux, fort, inspira à fond.
- Cassiiiiie, viens voir!
Sursautant, la jeune femme essaya de se recomposer.
Calme toi. Respire. Inspire... expire...
Il faut que tu te reprenne.
Cassandre prit une grande bouffée d'air. Et détacha ses yeux de la porte. Sa voix tremblotait.
- Nate? Tu es où ?
- Dans ma chambre, vieeeeeens.
Elle fit quelques pas, et se retrouva sur le seuil de la chambre de Nathan.
Celui ci la regarda de ses grands yeux verts, pétillant de fierté, et dévoila la construction en Lego de presque sa taille se tenant derrière lui. Cassandre s'en approcha en souriant.
- C'est la tour Eiffel?
- Ouiiiii!
- Je crois qu'elle n'a pas autant d'étages, mais c'est la plus belle que j'ai jamais vu!
- T'as vu, t'es dessus!
Et en effet, au dernier étage de la construction, un personnage aux cheveux blonds, tout en noir et tenant une épée, se trouvait, près de deux autres. Un petit garçon blond, pistolet à la main, et un garçon blond lui aussi, tenant une boussole.
Nathan et Ethan.
La boussole dans sa main représentait un Quaeroscope, un objet rare que possédait Ethan.
Cet objet même qu'elle cherchait depuis des mois.
- Tu as dû passer beaucoup de temps à construire tout ça, fit elle d'une voix un peu absente.
- Marc m'a aidé un peu, mais j'ai fait tout le reste!
Le petit la regarda avec détermination. Il ressemblait tellement à son frère dans ces moments là, qu'elle avait l'impression d'avoir une version miniature de lui devant elle.
- Cassie, je veux devenir un Chasseur, comme toi.
Une phrase, simple, qui la prit totalement au dépourvu.
Elle regarda le petit comme si elle le voyait vraiment pour la première fois, et répondit abruptement, sans même y réfléchir:
- Quoi? Non! Bon sang, c'est hors de question, qu'est ce qui t'es passé par la tête? Tu n'as aucune idée de ce qu'est la Garde! C'est loin d'être un endroit pour quelqu'un comme toi!
Nathan avait pris un air buté, mais ses yeux luisaient déjà de larmes, blessé par son refus.
- Écoute, Nate, fit elle en s'accroupissant près de lui, consciente de la dureté de ses mots, mais voulant bien qu'il comprenne. Tu as huit ans, et la liberté de choisir ce que tu veux. Moi, je n'ai pas eu le choix, de rentrer dans la Garde. Je n'avais nulle part d'autre où aller.
Elle le regarda droit dans les yeux.
- Je suis immunisée. Tu sais ce que ça veut dire?
- Oui... ça veut dire que tu peux pas devenir une Passée.
- Exactement. Les Chasseurs le sont tous. (Cassandre marqua une pause) Est ce que tu sais comment on peut vraiment savoir si quelqu'un est immunisé ?
- Non... je sais pas.
- Tu dois bien être le seul, soupira-t-elle. Les autres secteurs nous haïssent pour ça.
Elle voulut que la nouvelle ai le même effet sur lui qu'elle avait eu sur elle, le jour où elle l'avait découvert. Elle choisit donc ses mots avec soin.
- Le premier jour, on amène tous les novices dans une salle. On les attache. Ils ne peuvent pas toucher les autres, ni s'enfuir, ou se libérer.
Nathan était suspendu à ses lèvres, conscient de l'importance de ce qu'elle était en train de lui dire.
- Puis on fait entrer un Passé dans la pièce, fit elle d'une voix glaciale, et on l'attache au centre de la salle. On laisse les novices enfermés douze heures dans cette salle. Peu importe s'ils protestent, s'ils veulent s'en aller, rentrer chez eux. Personne ne les écoute. Douze heures, c'est le temps qu'il faut pour que ceux qui ne sont pas immunisés se transforment en Passés à leur tour. Ils sont abattus devant les yeux des survivants, dès que les premiers symptômes apparaissent.
Les yeux de Nate étaient à présent écarquillés.
- Pour ceux qui survivent, l'entraînement commence lendemain. Mais le plus dur, ce n'est pas -tout ce qu'on te fait subir, Nate, pas les bleus et les coups que tu reçois. Non. C'est de savoir qu'absolument personne ne s'en soucie. Les gens ont peur de nous, Nate. Tout ceux que l'on protège, pour qui certains d'entre nous donnent leur vie, se fichent de savoir qui nous sommes, ce que l'on fait. Donner sa vie pour de la peur. Voilà ce qui t'attend en devenant un Chasseur.
Cassandre regarda le petit droit dans les yeux en prononçant ses derniers mots.
- Maintenant, tu sais comment les novices sont choisis dans la Garde. À toi d'y réfléchir.
Le garçon avait pâli, et la regardait étrangement, comme s'il s'attendait à ce qu'elle plaisante.
Mais elle était plus que sérieuse.
Elle voyait sur son jeune visage se dessiner des traits plus âgés, plus durs. Ceux de son frère.
Elle voyait presque les Passés se refléter dans ses yeux verts.
La jeune femme ne lui disait pourtant pas tout :
Ethan était immunisé.
Et il était extrêmement rare que l'immunité ne soit pas commune aux membres d'une même fratrie. Mais c'était quelque chose qu'elle n'aurait jamais révélé au petit.
Jamais elle ne laisserai ce gamin se mettre en danger.
Elle avait déjà une dette de sang envers cette famille.
Elle ne les laisserait pas perdre quelqu'un d'autre.
Elle ne sut déterminer dans son regard où commençaient les yeux de Nathan, et où finissaient ceux d'Ethan.
J'ai tué ton frère, Nate.
Ne me laisse pas te faire la même chose.

L'Enclave [Wattys 2019]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant