Chapitre 5 - Roissy

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Ils arrivèrent sur le parvis de la Gare de l'Est, la gare la mieux conservée de tout Paris, où les membres en noir de la Garde faisaient entrer les dernières caisses de matériels.
Ils se glissèrent parmi eux, et entrèrent dans le bâtiment resté le même qu'avant l'Épidémie, dans lequel une dizaine de Gardiens, Sentinelles et Chasseurs de plus fourmillaient.
Lukas se dirigea vers le supérieur présent sur place, ne remarquant pas que sa partenaire ne l'avait pas suivie.
Traversant le hall, Cassandre laissa dériver son regard sur Le Départ des Poilus, toujours accroché au mur. Elle ne savait pas qui étaient les soldats représentés sur la grande toile, mais pensa, en regardant l'allégresse de la scène, qu'aucun départ pour la guerre ne devrait se faire dans la joie. Et surtout pas ceux sans retour.
Comme celui d'Alexander, se surprit elle à penser, et cette réflexion lui serra la gorge.
Une main se posa sur son épaule, et elle s'en dégagea avant même d'avoir regardé à qui elle appartenait.
Lukas n'en prit pas offense, et examina à son tour le tableau.
- Tu te réfugies dans l'art? fit-il avec un sourire en coin.
- On trouve du réconfort où on peut...
- Je vois ça. On doit s'approcher des voies maintenant, on ne va pas tarder à partir. Notre voiture est un ancien train de marchandise, apparemment.
- Très rassurant.
- Il ne devrait pas y avoir de problème. Le premier groupe est là bas depuis hier soir, ils ont eu le temps de bien sécuriser la zone.
Cassandre soupira.
- Bon, et bien, allons-y. On a un wagon, ou on va devoir s'entasser?
- Tu pourras aller sur mes genoux, si tu veux.
- Sans façon.
- Non, peu importe où on s'installe, tant que ce n'est pas dans la locomotive. Mais c'est un train de marchandise, donc tu peux oublier les beaux wagons avec des sièges. Ce sera plus wagon à bétail, si tu veux mon avis.
- Tu me réveilles en plein milieu de la nuit pour une traversée de 45 minutes à bord d'un train à vache. Crois-moi, je te le revaudrai.
Lukas se contenta de rire.
Ils avançaient vers le quai où se concentrait l'activité. Une dizaine de membres de la Garde faisait monter à bord les caisses restantes, tandis qu'une vingtaine d'autres attendait patiemment leur tour pour entrer dans les quatre wagons réservés aux passagers.
Lukas et elle les rejoignirent, et après quelques minutes d'attente, purent s'installer dans un coin de wagon suffisamment spacieux pour garder leurs armes à portée de main.
Le quai se vida, et Cassandre put apercevoir, juste avant la fermeture des portes, le brassard bleu foncé d'un Contrôleur.
Les Contrôleurs étaient très estimés dans l'Enclave. En effet, leur travail, consistant à prévoir l'heure exacte des passages de trains pour pouvoir ouvrir les barricades à la limite de l'Enclave, était essentiel au commerce avec l'extérieur, par exemple l'Enclave de Toulouse, qui fournissait Paris-nord en composants mécaniques et électroniques, ou St Malo, spécialisée dans la production d'armes utiles à la Garde.
C'était grâce à eux que le réseau des Enclaves françaises avait pu se perfectionner et s'entraider pour sauver le plus de personnes possibles, après l'Épidémie.
Pour l'Enclavement de Paris-nord, tous les accès avaient dû être scellés, que ce soit les rues, les bouches de métro, les avenues, les catacombes, les ponts... quasi-impossible à couper, les voies de chemins de fer avaient été dans un premier temps négligées, mais s'étaient par la suite révélées être l'un des majeurs accès à l'Enclave pour les Passés.
Les Contrôleurs avaient empêché l'obstruction totale des voies, comme c'était le cas pour la gare du Nord, et mis en place de hauts portails-barricades permettant le passage des trains, car savant que l'Enclave ne pourrait subsister sans l'aide des autres.
Sans l'apport en céréales des Enclaves à la périphérie de Paris ou en médicaments du Mont Saint-Michel ou de Rennes, Paris-nord serait lentement morte de faim et de maladie, ou aurait glissé dans l'anarchie, comme à Marseille, une des premières Enclaves à avoir été rayée de la carte.
Les immenses usines mécaniques de Paris fournissaient toute la France en diozone, le gaz ayant remplacé le pétrole, tandis que les serres des Tuileries produisaient la nourriture pour l'Enclave.
Paris-nord était végétarienne, non pas par conviction, mais parce que les relations tendues avec la Bretagne-ouest rendaient très rares les cargaisons de viandes.
Le stock de conserve de l'Enclave touchait à sa fin, mais le commerce et l'agriculture avaient eu le temps de se développer.
Cassandre avait 12 ans la dernière fois qu'elle avait mangé du poulet, et recevait parfois une conserve de boeuf à Noël. Quotidiennement, elle se contentait des viandes de synthèse et des légumes des Tuileries, deux fois par jour, et le vivait très bien.
Le train roulait depuis dix minutes quand ils franchirent la Barrière. Les Contrôleurs savaient ce qu'ils faisaient, et la Barrière était restée ouverte juste assez de temps pour faire passer le train. À partir de maintenant, ils étaient hors des murs de l'Enclave, de l'Autre-Côté, dans le territoire des Passés. Heureusement pour eux, la vitesse du train empêcherait n'importe quelle créature tenant à la vie d'interférer entre eux et Roissy. Ils y seraient dans une demi-heure.
Lukas semblait avoir reconnu un autre Chasseur, et discutait à voix basse, tâchant d'en savoir plus sur la subite prise de décision de l'Élite.
Cassandre le regarda faire, plongée dans ses pensées, songeant qu'elle n'avait pas la moindre envie de discuter avec qui que ce soit.
Son compagnon était quand même un drôle de phénomène.
Elle le connaissait depuis l'Épidémie, autant dire depuis toujours. Homme d'action autant qu'elle, lui continuait pourtant là où elle se contentait de son aspect guerrier, en entretenant un vaste réseau d'amitiés, de relations et d'informateurs à travers l'Enclave.
Il s'intéressait à de nombreux sujets tels que la chimie, l'histoire, la géopolitique et surtout la mécanique, science compliquée mais permettant des merveilles, comme en témoignaient les usines mécaniques, les délicats rouages des armes de métal et même le train magnétique dans lequel ils se trouvaient.
Cassandre respectait énormément sa détermination à ne rien lâcher, à ne jamais chercher la facilité.  
Elle l'avait eu, cette motivation. Mais celle-ci l'avait quitté le jour où elle avait perdu Ethan, ses espoirs et une partie d'elle-même. Trois mois n'avaient suffit à compenser ces trois pertes.
- Regarde ça, fit Lukas en revenant dans leur coin de wagon avec un sourire, à des années lumières des préoccupations de la jeune femme, je viens d'échanger des munitions contre un jeu de cartes quasi complet, on se fait une partie?
- Je ne sais pas jouer, grogna t-elle.
- Bien sûr que si, c'est super facile. Même toi tu peux y arriver. Prends ça, je vais t'expliquer: …
- J'ai dit "je ne sais pas jouer" pour dire "je ne veux pas jouer".
- Il m'a coûté quatre cartouches, fais moi le plaisir de faire au moins une partie avec moi.
-Tu dilapides tes affaires comme ça te chante. Si on tombe sur des Passés, tu n'auras qu'à leur jeter tes cartes à la figure.
- Je pensais que ça te ferait plaisir.
- Tu devrais peut-être arrêter d'essayer.
Lukas la regarda profondément dans les yeux pendant quelques instants, énervé par le comportement de sa partenaire. Il finit par lâcher d'une voix grave.
- Tu ne te rends pas facile à fréquenter, Cassandre.
Elle ne répondit pas, mais détourna les yeux la première.
Le voyage se poursuivit dans un silence de mort.
Ce fut les freins qui réveillèrent Lukas, qui avait entrepris une sieste. Son premier regard fut pour Cassandre, qui n'avait pas fermé l'oeil, et qui machinait une des pièces de son arbalète.
Il l'observa quelques secondes, puis commenta d'un air détaché.
- Tu pourrais installer un réservoir à diozone comprimé près du magasins à carreaux. Avec une amélioration de ce genre, tu pourrais atteindre presque le double de ta portée actuelle. Et tu sais, les carreaux incendiaires dont on avait parlé il y a quelques mois? J'y ai un peu travaillé, je pourrai en obtenir une douzaine dans quelques jours. Ce n'est qu'un début, mais je vais continuer à chercher des mélanges plus efficaces. D'ailleurs, ça m'a donné l'idée de fabriquer une arbalète plus petite, plus légère, qui pourrait tirer des dards sur une distance courte, et j'ai un peu bossé sur un modèle électrique...
Il fut brutalement interrompu dans son monologue par l'ouverture de la porte du wagon. La vive lumière de 10 heure éblouit l'intégralité des passagers, qui, membres de la Garde se devant, avaient braqué leurs armes sur l'extérieur. Reconnaissant le brassard noir de l'un des leurs, Cassandre abaissa son arbalète sous le regard narquois de Lukas, et sortit à son tour du train.
Roissy avait souffert de l'Épidémie.
Les nombreuses vitres du bâtiment ne se résumaient plus à présent qu'à un crissement sous les semelles, les couloirs avaient servi de maison aux Passés, et le désordre y régnait en maître.
L'endroit avait dû être dépassifié quatre ans auparavant, pour que le secteur Méca' puisse accéder aux appareils afin de les remettre en l'état.
Depuis, Roissy était devenu un avant poste permanent de la Garde, où les attaques de Passés s'avéraient souvent vicieuses.
Les Sentinelles, assignées à la défense des Barricades, fuyaient Roissy comme la peste. Personne n'aimait être de service là bas.
Les murailles de béton bâties pour défendre le site paraissaient ridicules, comparées à celles de l'Enclave, et leurs quelques mètres de hauteur semblaient risibles face à une horde de Passés.  Néanmoins, elles remplissaient activement leur rôle de défense.
Cassandre regarda la façade de l'aéroport avec prudence.
Les nouveaux venus acheminaient déjà le matériel jusqu'aux appareils, tandis qu'elle et Lukas se dirigeaient vers l'intérieur de l'aéroport.
Ils se retrouvèrent bientôt dans un des terminals, et s'approchèrent des baies vitrées, qui n'étaient en fait plus que des baies, les vitres manquant à l'appel.
De nombreux hommes arborant le brassard noir s'affairaient à l'extérieur, ainsi que quelques membres du secteur Méca, préparant les appareils.
Leurs brassards, gris, se fondaient facilement dans la masse, malgré l'animosité connue de ce secteur envers la Garde.
L'aéroport abritait une vingtaine d'appareils, avions et dirigeables. Trois étaient appareillés, trois avions sur le flanc desquels s'émaillaient des logos Air France, de taille moyenne, pouvant accueillir une soixantaine de passagers chacun.
Des membres de la Garde montaient déjà à bord, mais elle savait qu'Alexander attendrait le dernier moment. Cassandre ne le voyait d'ailleurs pas en contrebas.
- J'aime bien le valet de coeur, fit Lukas en observant une de ses cartes, il a une bonne tête. Tu le vois?
- Je ne suis pas aveugle.
- Alexander, pas la carte.
- Ah. Non. Il est peut être déjà dans un des avions.
- Tu parles, il entrerait en dernier s'il le pouvait, il voudrait être sûr que tout soit impeccable. On va bien finir par le trouver.
Il lança un regard par la fenêtre, l'air pensif.
- Il faudrait que j'apprenne à piloter. Je devrais pouvoir trouver quelqu'un qui pourrait m'apprendre.
- Et à quoi ça te servirait?
- Mieux vaut prévoir toutes les possibilités! Tu feras moins la maligne le jour où je te sauverai d’un crash d’avion.
- On devrait continuer à chercher Alexander.
- Bah, il ne doit plus être très loin. On devrait descendre vers le rez-de-chaussée.
Ce qu'ils firent. Là bas, Cassandre reconnut avec soulagement la silhouette de son oncle. Celui ci lui tournait le dos, et observait contemplativement les appareils.
Cassandre s'approcha de lui, et l'interjecta.
- Tu as bien choisi ton jour pour décoller, Alex.
Alexander, qui inspectait une balle de revolver rendue argentée à force de manipulation, se retourna, haussant un sourcil.
Son visage s'illumina en reconnaissant sa nièce.
- C'est vrai qu'on a vu pire, fit-il en souriant, faisant disparaître la balle dans le creux de sa main. Tu sais que j'avais sérieusement commencé à penser que vous n'arriveriez plus?
- Bah, fit-elle sans pouvoir s'empêcher de sourire à son tour, je n'ai aucun mérite sur ce point-là...
Lukas surgit dans son dos à ce moment, son éternel sourire au bout des lèvres.
- Sans moi, dit-il en la bousculant légèrement, elle ferait encore la grasse-matinée, à l'heure qu'il est.
Alexander eut un sourire un peu triste.
- Qu'est-ce que je vais faire sans vous deux?
Cassandre croisa les bras sur sa poitrine et demanda d'un voix passablement énervée.
- Qu'est-ce que c'est que toute cette histoire? Il n'a jamais été question que tu partes, Laland s'était porté volontaire pour superviser la mission.
- Et il aurait été parfait pour ce rôle, fit-il. Seulement, il a été tué. Hier soir.
Lukas et Cassandre ouvrirent de grands yeux, surpris par la nouvelle.
La jeune femme, suivie à l'instant par son compagnon, levèrent automatiquement leur poing à leur coeur, un signe en l'honneur des morts, et Lukas s'empressa de demander ce qui était arrivé.
- Il était de garde au mur ouest à la tombée de la nuit, fit Alexander d'un ton d'où émanait une colère sourde. Ermile  ne l'a pas vu revenir, à la fin de son quart, et en allant vérifier, il a vu trois Passés en train de ramener son cadavre pour le bouffer. On ne sait même pas ce qui s'est passé. Une mort stupide.
Cassandre hocha la tête. Lalande avait été un type bien, toujours de bon conseil. Il dirigeait les Sentinelles comme Alexander avait en charge les Chasseurs. Il manquerait à la Garde.
- Ermile nous a prévenu en urgence, continua Alexander sur le même ton, et nous n'avions donc plus personne pour diriger les opérations. J'ai cherché une alternative, mais il n'y en pas des millions. J'étais l'option de secours de Saint-Germain.
Lukas et Cassandre échangèrent un regard à l'évocation de Saint-Germain, chef de la Garde, dont Alexander était le conseiller.
Quand ils étaient petits, ils l'avaient surnommé Dracula, surnom qui collait bien avec le personnage, taciturne et ne partant chasser qu'à la nuit tombée.
Vivant au sein de la Garde depuis plus de dix ans, tout deux ne l'avaient croisé qu'une demi-douzaine de fois, et toujours en présence d'Alexander... Saint-Germain était à la fois invisible et omniprésent.
Il ne faisait jamais d'apparition publique, mais se montrait tout les vendredis pour la réunion du Conseil de l'Enclave.
Il possédait une impressionnante cicatrice au visage, qui les intimidait étant petits, et il n'était pas étonnant, avec sa personnalité insaisissable et mystérieuse, qu'il soit devenu une figure menaçante dans l'Enclave comme au delà.
Lukas en avait plaisanté quand, des années plus tard, après avoir écopé au cours d'une mission d'une mince cicatrice au sourcil, il avait dit ne plus vouloir vivre que dans le noir et manger des souris crues, à l'instar de leur leader.
Monstre, vampire, robot, mieux valait cependant éviter les plaisanteries devant Alexander, qui lui vouait un profond respect, liée au fait qu'il connaissait déjà Saint-Germain avant l'Épidémie.
Lukas et elle n'avaient jamais réussi à lui extorquer la moindre information à son sujet : une chose était sûre, Saint-Germain était un vrai fantôme.
- Mais, demanda-t-elle en fronçant les sourcils, l'aéroport de New York est toujours opérationnel?
- Une chance, fit-il en lançant une fois de plus sa balle de revolver dans les airs, la rattrapant avec dextérité. Une fraction de l'armée le défend et une navette nous attendra là-bas pour nous emmener jusqu'à Manhattan. Saint-Germain a parlé à un représentant, un certain Octavo, ce matin même.
- Octavo? demanda Lukas en haussant un sourcil.
Alexander leva les yeux au ciel, y renvoyant sa balle par la même occasion.
- Un vrai petit génie, celui-là, doublé d'un gamin prétentieux. Ne le prenez pas mal, mais un gamin de 20 ans ne devrait pas se voir confier la responsabilité de toute une Enclave, aussi intelligent soit-il, et surtout pas celle de Manhattan. Je crains de voir la situation là-bas, autant à l'extérieur qu'à l'intérieur.
Cassandre opina pensivement, sentant de plus en plus la fatigue de sa courte nuit alourdir ses paupières. Elle secoua la tête pour se réveiller, mais se surprit à aviser les fauteuils tout proche, certes élimés, mais qui semblaient lui tendre les bras.
Lukas, lui, ne tarissait pas de questions.
- Londres et Berlin vont envoyer des troupes?
- Berlin a confirmé, mais Londres se décide encore. Ils sont en grands travaux de fortification des murs d'enceinte, et ont besoin de beaucoup de soldats pour protéger les bâtisseurs. Ils donneront leur réponse dans deux ou trois jours.
- Il y a une durée déterminée pour votre séjour là-bas ? L'hiver va arriver assez vite, on aura besoin de nos effectifs pour défendre les Barricades...
N'y tenant plus, Cassandre se laissa choir sur un fauteuil, et se mit à observer la piste tout en écoutant d'une oreille distraite la conversation des deux autres.
Elle avait beau lutter contre la somnolence, elle ne se sentit même pas s'endormir.
Les voix lui parvinrent de moins en moins distinctes, comme au travers d'un mur, tandis que, petit à petit, comme s'approchant d'elle, un son familier se faisait de plus en plus fort.
Le téléphone qui sonne, en plein milieu de la nuit.
Moi qui me réveille.
Il est quatre heure du matin, et mes parents sont dans le salon.
J'ai six ans.
Je suis de nouveau dans un souvenir. Et encore une fois, pas un bon.
Je me lève, en pyjama. Je me cache dans le couloir pour écouter ce qui se dit.
C'était ma grand-mère, au téléphone.
Elle habitait dans une grande ville, dont je ne pouvais pas me rappeler correctement le nom, mais qui se situait en plein milieu de la France.
Nous ne la voyions qu'une ou deux fois par an, et elle était ce genre de personnes enfermées dans leur quotidien, qui ne faisaient jamais de folie, d'un ennui mortel.
C'est pour ça qu'en entendant la voix affolée de ma mère prononcer son nom en plein milieu de la nuit, j'avais collé mon oreille à la porte du salon, la plus discrète possible, morte de curiosité.
Je n'entendais qu'un mot sur deux de ce qu'elle crachotait au combiné, mais je comprenais clairement qu'elle était terrifiée.
Je commençais à entendre du tapage dehors, dans la rue en contrebas de notre appartement, qui certes était loin d'être la plus paisible de tout Paris, mais qui était d'ordinaire relativement calme la nuit.
Mes parents parlaient fort, d'un ton de plus en plus nerveux, de plus en plus paniqué.
Dehors, le bruit s'amplifiait, comme si une bagarre de rue avait éclatée.
J'étais si concentrée sur ce qui se disait dans le salon que je sursautais quand mon père ouvrit en grand la porte derrière laquelle j'étais cachée.
Dans une autre situation, il m'aurait sûrement remis au lit après une bonne engueulade, mais je sentais que quelque chose de vraiment important était en train de se passer.
Il me regarda profondément, et me fit signe d'entrer dans le salon.
Ma mère était toujours au téléphone, mais la ligne semblait grésiller, trembloter, les mots étaient coupés, comme si l'appel pouvait se terminer à tout instant.
Mais ce qui attira mon attention, ce fut la télé allumée, et le flash info présenté par un homme plus que nerveux qui diffusait des images que je ne comprenais pas.
Je voyais des rues, de la fumée, de la violence, de la lutte, du sang...
Mon père tourna ma tête pour que je le regarde bien en face.
- Cassie. Il se passe quelque chose dehors, peut-être quelque chose de très grave... tout va bien se passer, ne t'inquiète pas. On va fermer toutes les portes et fenêtres et tout ira bien. Mais tu n'as pas peur, n'est-ce pas?
J'avais fait non de la tête.
C'est à ce moment là que j'avais entendu ma grand-mère pousser un cri étouffé, et la ligne téléphonique couper brusquement.
Ma mère et mon père s'étaient regardés. C'est là que les cris avaient commencés à retentir dans la rue.
- Appelle Alexander, avait fait mon père d'une voix blanche, appelle-le tout de suite! Cassie, viens, suis moi, trésor.
-Qu'est-ce qu'on fait, papa? C'est quoi dehors?
- Tu vois la trappe du grenier dans la salle de bain, là où tu te cachais quand on jouait à cache-cache?
- Mais je suis trop petite pour monter tout là-haut!
- C'est pas grave, je vais t'aider, ma chérie. On va juste aller voir si maman a eu tonton Alex au téléphone, et après tu monteras là-haut, avec des gâteaux et à boire, comme pour une cabane, d'accord?
- Chouette! On va faire une cabane! Vous venez aussi? Je vais faire de la place pour mes doudoux et pour maman et pour toi!
Il m'avait regardé en souriant, les yeux brillants.
- Non, ma chérie, il n'y aura pas de place pour nous trois là haut. Ne t'inquiète pas, ce sera comme cache-cache, tu vas te cacher sans faire de bruit, et tu vas attendre en comptant dans ta tête, ça marche?
- Jusqu'à combien?
- Plus que tu n'as jamais compté, mon coeur. Tu ne dois pas t'arrêter de compter, et ne surtout pas sortir.
Ma mère s'était exclamée, son téléphone portable sur l'oreille, quand Alexander avait finalement décroché.
- Alex! Bon Dieu, dis moi que tu vas bien! ... tu n'es pas contaminé? Comment est-ce que... Mon Dieu! Sarah, elle... oh non, Alexander, ce n'est pas possible, elle ne peut pas être...
- Sasha, avait fait mon père, c'est déjà dans l'appartement. Je vais aller mettre Cassie en sécurité.
- Alex, avait-elle fait, paniquée mais gardant son sang-froid, écoute-moi, notre appartement va bientôt être envahi. Nous allons cacher Cassie dans le plafond de la salle de bain, avec de quoi boire et manger. Il faut que tu viennes la chercher, je t'en prie! ... je vais lui dire de ne descendre sous aucun prétexte, parce que peut-être que Max et moi ne sommes... pas... pas immunisés... et si nous... si nous devenons comme ces gens, dehors... alors elle... elle n'aura plus que toi... je t'en supplie, s'il y a une seule personne qui puisse l'aider, c'est toi, petit frère...
C'est là que mon père m'avait attrapé et emmené jusqu'à la salle de bain. Je ne pleurai même pas, je ne comprenais juste pas ce qu'il se passait. Il fallait que je reste là-haut, sans faire de bruit, c'est tout ce que je savais. Papa avait déposé un baiser sur mon front, et m'avait aidé à monter là haut.
- Je vais aller te chercher à boire et à manger dans la cuisine, mais tu ne devras pas tout manger tout de suite, d'accord?
- Oui, promis!
- Est-ce que tu veux quelque chose pour là haut?
Je me souviens n'avoir même pas réfléchi et m'être exclamé:
- Mon doudou !
Il avait hésité, et était sortit en trombe.
Il revint avec ma couverture, mon oreiller et ma peluche en forme de pie, puis avec trois bouteilles d'eau et tous les sachets de nourriture qu'il avait pu trouver.
Dehors, je pensai entendre du tonnerre, mais je comprendrai plus tard que c'était des coups de feu. Ma mère n'était plus au téléphone, elle avait entrepris de barricader la porte d'entrée, mais des hurlements commençaient à monter des étages inférieurs. Nous habitions à l'avant-dernier étage, ce n'était qu'une question de temps avant que les Passés n'arrivent notre porte.
Le 8 juillet. Une date qui restera dans les mémoire, sous le nom de l'Épidémie.
Des coups se mirent à retentir à l'entrée, et une voix suppliante demandait:
- Ouvrez! Je vous en supplie! Ouvrez!
Ma mère hésitait, paniquée.
- Je vous en prie, je suis avec mon fils! On va mourir si vous ne nous ouvrez pas!
- Je ne peux pas! Je suis désolée, je ne peux pas!
- Il y en a à tous les étages, je vous en supplie! Ouvrez-nous!
J'avais entendu ma mère déplacer le canapé de devant la porte et ouvrir le verrou, puis ensuite tenter de fermer la porte et de remettre le canapé en place.
C'est là que les premiers coups s'étaient mis à pleuvoir sur le battant.
Je commençai à avoir peur, dans ma cachette pas encore fermée. Mon père venait d'apporter une dernière boite de gâteau, et s'était ensuite précipité dans le salon. Une dispute avait éclaté entre la nouvelle arrivante et mon père, mais le vacarme à la porte d'entrée y avait vite mis un terme.
J'avais alors vu mon père entrer une dernière fois dans la salle de bain, avec un jeune garçon dans les bras.
- Cassie, je compte sur toi pour lui expliquer les règles: pas de bruit, et vous ne descendez surtout pas. Sous aucun prétexte. Même si vous nous voyiez en bas, vous ne faites pas le moindre bruit, c'est clair?
- Oui, papa!
- Allez bonhomme, je vais t'aider à grimper là haut.
J'avais aidé le garçon à rejoindre ma cachette en lui attrapant la main, et avait entendu mon père dire.
- Maintenant vous allez refermer la trappe, d'accord? Vous sortirez seulement quand Alexander viendra vous chercher, c'est très important! Alexander, pas quelqu'un d'autre! Si vous nous voyiez en bas, ne nous parlez pas. Ne faites pas de bruit. Et surtout ne descendez pas.
Nous avions hoché la tête timidement, et mon père m'avait alors tendu quelque chose, son médaillon en forme d'épée, qu'il portait toujours autour de son cou.
- Tu y feras attention pour moi, ma puce. Je t'aime. On t'aime.
- Moi aussi, j'avais dit avec confiance, je vous aime fort toi et maman! On doit commencer à compter, maintenant?
- Oui, referme la trappe.
Il m'avait souri une dernière fois, les yeux brillants, et j'avais refermé la trappe.
- Pourquoi on doit compter? avait chuchoté le garçon en me dévisageant avec curiosité.
- Mon papa m'a dit qu'il fallait compter, en attendant tonton Alex, compter jusqu'à au moins cent mille! Moi, comme je suis en CP, je sais compter déjà jusqu'à mille! Et il faut pas qu'on mange tout ce qu'il y a d'un seul coup, aussi. Et on doit pas faire de bruit, et surtout pas descendre!
- Tu es sûre que ton oncle viendra?
- Ben oui, Alexander il est trop fort, il a fait l'armée et tout!
Le garçon avait tourné les yeux vers la pie en peluche.
- J'ai vu ce qui se passe dehors, avait-il dit, j'espère qu'il réussira à venir.
- T'inquiète pas, il va venir! Au fait, je m'appelle Cassandre, mais tout le monde m'appelle Cassie.
Le garçon avait sourit timidement, et avait répondu, au moment où, dans le salon, un son guttural se faisait finalement entendre.
- Moi c'est Lukas. »
- Cassie?
Cassandre se réveilla en sursaut dans le fauteuil du terminal, arrachée hors de son rêve. Sa respiration était chaotique.
Lukas et Alexander la regardaient tout deux d'un air mi-amusé, mi-inquiet.
- Tu dormais, nota Lukas.
- Sans blague, grogna-t-elle en retour.
La jeune femme secoua la tête et se redressa sur son siège.
Son oncle la regardait d'un air indéchiffrable, et le poids de son escapade lui retomba d'un coup sur les épaules.
- Lukas, fit Alexander, ça te dérangerait de nous laisser quelques minutes?
Le jeune homme, qui venait de commencer une phrase à l'adresse de Cassandre, se retrouva brutalement coupé dans son élan. Son sourire se fâna une seconde, avant de refleurir, bien que plus tendu.
- Non, fit-il, aucun problème. Je vais aller voir s'ils ont besoin d'aide en bas.
Il lança à Cassandre un bref regard, puis s'éloigna vers l'autre bout du terminal.
Pendant ce temps, Alexander s'installa dans le fauteuil face à la jeune femme.
En voyant son visage s'assombrir, Cassandre comprit qu'il était temps d'arrêter la comédie.
Elle allait ouvrir la bouche pour se justifier par rapport aux événements de l'autre jour, mais Alexander la prit de court.
Son ton, qu'elle avait imaginé froid comme la dernière fois, la surprit du tout au tout en sonnant au contraire hésitant.
- Cassie, fit-il, et les mots qu'il prononça ensuite étaient ceux qu'elle pensait le moins entendre. Je vais devoir précipiter pas mal de choses, je suis désolé. J'espérais que tu viennes spontanément me parler de l'accident de ton ami, mais le temps nous manque cruellement...
Cassandre sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine.
Elle regarda son oncle comme un inconnu.
C'est impossible. Jamais je n'en ai parlé, même quand il était vivant.
- Tu savais, fit-elle d'une voix qui se cassa au dernier instant.
- Je savais, confirma-t-il en essayant de soutenir son regard rempli de questions.
La voix de Cassie ne laissait absolument pas paraître son tumulte intérieur, et résonnait neutre et calme, alors même qu'elle en était l'opposé.
- Comment?
- J'ai des yeux dans tout Paris. Je l'ai rencontré.
L'esprit de Cassie ne pouvait concevoir ce que ses oreilles lui transmettait.
C'était comme si deux univers venaient d'entrer en collision dans sa tête.
C'est impossible.  
- Tu l'as rencontré, répéta t-elle difficilement.
C'est impossible, c'est impossible. Ce n'est pas en train d'arriver.
- Ethan Castille. (Son nom résonna dans les oreilles de la jeune femme comme un coup de feu.) Je lui ai déjà parlé. Je voulais mettre certaines choses au clair.
Un abîme s'ouvrait sous les pieds de la jeune femme. Elle sentait ses genoux se dérober, mais demeurait inexplicablement debout. Son cerveau ne traitait plus l'information.
Elle se contenta de le laisser poursuivre.
- J'avais remarqué votre manège depuis un moment déjà. (Ses traits s'adoucirent) Il te rendait heureuse, ça se voyait. Tu souriais, tu riais pour un rien, tu taquinais Lukas plus qu'à l'accoutumée, et tu disparaissais souvent. Je n'ai pas eu à chercher très loin.
Ces souvenirs brûlaient la mémoire de Cassandre, l'écorchaient, telles des ronces solidement agrippées que l'on essaierai de décrocher.
Elle voulait qu'il arrête de parler.
- Il est mort, fit-elle brusquement.
Alexander détourna les yeux, avant de répondre.
- Je sais.
La jeune femme sentit soudain la peur la prendre à la gorge.
Et s'il savait?
Sa propre voix lui sembla trop tendue, trop suspecte.
- Comment?
- J'étais à l'enterrement.
Le couteau se retourna une fois de plus dans la plaie.
Elle se revit sous un grand ciel bleu, vêtue de noir. Elle chassa les images, comme à chaque fois.
- Je ne t'y ai pas vu...
- Je ne voulais pas te pousser à venir m'en parler avant d'être prête.
Alexander ne lui parlait pas avec pitié, mais plutôt d'égal à égale.
Son ton se fit hésitant.
- Écoute... je sais que ça semble cliché, mais ce n'est pas ta faute s'il s'est ôté la vie. (Il inspira) Pendant l'épidémie, j'ai perdu mes parents, ma soeur et ma femme (sa voix buta sur le dernier mot). Je sais ce que tu ressens. J'avais l'impression que plus rien n'avait de sens. J'étais anéanti.
Ses yeux parlaient comme d'eux même.
- Je n'avais plus personne. Mes collègues, mes amis, ma famille, tout ceux de mon ancien monde, morts. Il ne me restait plus que vous deux. Deux gamins que je connaissais à peine.
Cassie ne l'avait jamais entendu parler de son passé. Il ne trouvait jamais les mots. Et maintenant, ceux-ci semblaient s'écouler de sa bouche, d'abord nerveux, puis de plus en plus fluides, comme contenus depuis trop longtemps.
Elle ne l'aurait interrompu pour rien au monde.
- Je me suis dit que je n'y arriverai pas. Que je ne surmonterai jamais de ne plus les voir, au quotidien, même par hasard. De ne plus jamais recevoir de coup de fil de ma soeur, ne plus jamais retourner dans la maison où j'ai grandi, ne plus jamais revenir chez moi, manger un gâteau raté que Sarah aurait préparé pour moi. Je les cherchai. Je préparai toujours deux tasses de café au lieu d'une seule. Chacune de leurs habitudes me manquait. Ils me manquaient. Et ils me manquent toujours.
La gorge sèche, Cassandre se retrouvait dans ces mots. Son regard sur son oncle venait de changer.
Mais elle ne s'attendait pas à la suite.
- Alors une fois que je vous ai confié à la Garde, fit Alexander après une inspiration, je suis sorti de l'Enclave avec un pistolet, et une seule balle.
Ses yeux la quittèrent un instant, comme plongés des années en arrière. Il en oublia de poursuivre.
Un silence stupéfié succéda à sa déclaration, et Cassie réalisa.
- Cette balle de revolver. Celle que tu gardes toujours avec toi. C'est parce que tu voulais...
Alexander acquiesca imperceptiblement.
Ses doigts se serraient sur le métal argenté qui aurait pu lui coûter la vie, et ses yeux étaient ailleurs.
- J'ai rencontré Saint-Germain cette nuit là, fit il d'une voix brumeuse. Il a su trouver les mots. Il a compris que j'avais besoin d'un objectif, d'un but, pour surmonter... tout ça. Alors il m'a promu au poste de second.
Cassandre n'avait jamais su comment son oncle avait accédé au commandement de la Garde. Elle avait toujours supposé qu'il était simplement le plus qualifié pour le poste. Jamais n'aurait-elle pensé qu'il devait sa place à une telle tentative.
Alexander continuait, comme ne pouvant s'arrêter.
- J'en avais besoin. D'une mission. Je me suis jeté à corps perdu dans mon travail. Rien d'autre n'importait. Je ne mangeai presque pas. Je ne sortais pas de l'Opéra. Je ne dormais quasiment plus. Jusqu'au jour où j'ai rencontré quelqu'un.
- Qui?
Alexander sembla remarquer qu'elle était toujours là. Il la contempla un instant, avant de lâcher un seul mot.
- Toi.
Une surprise non-feinte s'afficha sur le visage de Cassandre. Alexander évita son regard.
- Tu attendais dans le couloir avec Lukas. C'était drôle de voir à quel point, petit, il avait déjà besoin de toi. On ne vous voyait jamais à plus de deux mètres l'un de l'autre.
Un sourire faillit lui venir aux lèvres, mais il disparut en voyant son oncle se rembrunir.
- Je suis passé juste devant vous, fit-il, et je ne vous ai même pas reconnu.
Cassandre ressentit un léger pincement au coeur.
- Tu m'as appelé, continua Alexander, et je vous ai vu là, sur votre banc, seuls. (Il rit doucement) Tu avais un énorme cocard à l'oeil droit, et Lukas la lèvre fendue, à cause d'une bagarre dans les dortoirs.
- Pourquoi ? (Cassandre avait lâché la question spontanément, s'étonnant elle-même de sa vélocité).
- Un gamin avait voulu voler ta peluche.
Rien qu'à l'idée, Cassie sentit son coeur se serrer. Elle gardait précieusement tous les objets qui lui rappelaient ses parents, et sa pie en peluche occupait toujours son lit au moment même où ils parlaient.
- C'était avant que le grand-père de Lukas ne l'ai retrouvé, et quand Lukas m'a avoué à demi-mot que vous vous étiez fait voler plusieurs autres affaires, j'aurai pu partir frapper tous les gamins du dortoir. Sans aucune hésitation. Mais je me suis rendu compte que le seul vrai coupable, c'était finalement moi.
Cassandre ouvrait déjà la bouche pour protester, mais Alexander poursuivit sur sa lancée.
- J'avais promis à ma soeur de te protéger, je te l'avais promis à toi, ainsi qu'à Lukas. Mais la vérité, c'est qu'en venant vous chercher, pendant l'Épidémie, je ne m'attendait pas à ce que nous nous en sortions. Et Dieu sait à quel point je ne me sentais pas prêt à m'occuper de deux enfants.
Il sembla lâcher cet aveu du bout des lèvres. Ces révélations lui coûtaient.
- J'avais peur, et j'étais seul, sans Sarah avec moi. Honnêtement, je ne savais absolument pas quoi faire de vous. J'avais préféré vous laisser avec de parfaits inconnus, et je me retrouvai enfin devant mes responsabilités.
On aurait dit que les épaules d'Alexander se redressaient, comme libérées d'un poids, au fur et à mesure que les mots sortaient de sa bouche.
- Alors ce jour là, je vous ai emmené chez moi. J'étais terrorisé, fit-il en ricanant.
La simple pensée d'un Alexander effrayé semblait impossible à Cassandre. Cet homme les avait sorti d'un immeuble infesté de Passés en plein coeur de l'Autre Côté, était le bras droit du chef d'une organisation de tueurs de métier, et il avouait maintenant que sa grande peur, c'était... les enfants.
- Et tu connais la suite, fit il en souriant un peu nerveusement. On a fini par retrouver le grand-père de Lukas, puis...
- Puis nous avons grandi et sommes devenus encore plus insupportables, fit elle avec un sourire en coin
- C'est un peu ça, affirma-t-il en souriant franchement, creusant les pattes d'oie de ses yeux.
Il la regarda avec affection, et elle put l'imaginer quinze ans plus tôt.
- Ce que je veux que tu retienne, c'est que tu continueras toute ta vie à te demander « pourquoi eux et pas moi? », sans jamais avoir une réponse. On ne pourra pas pleurer toutes les personnes qui ont perdu la vie, ou on finira par passer à côté de la nôtre. Je ne dis pas que c'est facile, je ne dis pas que c'est rapide ou indolore. Mais c'est possible. Il faut juste que tu le veuilles.
Le masque dénué d'émotions de Cassandre vacillait.
C'est à ce moment qu'elle décida d'avouer. Son sourire se brisa, et elle eut beaucoup de mal à laisser sortir les premiers mots.
- Avant sa mort, j'ai... j'ai promis à Ethan de retrouver quelqu'un. De l'Autre-Côté.
Alexander la regarda avec incrédulité, comme si elle venait soudain de lui sortir une phrase en latin, puis soupira.
Il se pinça l'arrête du nez, ne s'énerva pas, demanda simplement.  
- Alors c'est pour ça que tu avais disparu ces derniers jours... tu sais où le chercher?
- Il... Ethan avait un Quaeroscope, connecté à celui de son ami.
- Un Quaeroscope? C'est super malin, fit-il, impressionné. Oui, vraiment, très futé. Tu l'as avec toi?
Cassandre sentit sa gorge se serrer. Sa voix trébucha.
- Je... je l'ai perdu un jour quand j'étais de l'Autre-Côté...
Alexander comprit, et en déduisit naturellement.
- Ah, c'est donc pour ça que tu y  retournes. Pour retrouver le Quaeroscope.
- Oui, finit-elle simplement.
Comment lui dire qu'elle l'avait perdu le jour où elle avait tué son ami?
Alexander réfléchissait déjà à toute la complexité du problème, elle le voyait à ses yeux qui ne la regardaient déjà plus.
- Pourquoi ne pas demander l'aide de Lukas?
Cette simple idée lui retourna l'estomac.
- Non. Je ne veux pas qu'il sache quoi que ce soit. Et s'il va de l'Autre-Côté avec moi, il risquerait de se faire bannir, lui aussi. Comme toi si tu essayes de m'aider.
Alexander se mit à rire, et sa nièce lui lança un regard interloqué.
- C'est un peu tard pour ça, jeune fille. À ton avis, pourquoi est-ce que personne n'a encore été vérifier ta soi-disant « inaptitude au travail »? Écoutes, je sais me couvrir. Ne t'en fais pas pour moi. C'est plutôt de Lukas dont tu devrais t'inquiéter : il est malin, tu sais. Et curieux. Il n'a pas enquêté, pour l'instant, parce qu'il a beaucoup trop de respect pour toi, mais si continues à le tenir à l'écart, il finira par franchir cette barrière.
Cassandre ne trouvait pas les mots, ne savait elle même expliquer ses raisons. Elle abandonna.
- Je sais, fit-elle finalement. Je lui parlerai.
Alexander soupira, se repinça l'arrête du nez, mais sembla se contenter de sa vague promesse.
- Tu es dans une situation assez improbable, et surtout dangereuse. (Il la regarda droit dans les yeux) Ne va pas donner ta vie pour quelqu'un qui est sûrement mort. Si tu n'arrive pas à retrouver l'ami d'Ethan, abandonne, simplement. Il comprendrait que tu as essayé.
Cassandre faisait déjà non de la tête, mais il l'ignora.
- Et passe plus de temps à la Garde, sinon les gens vont commencer à se poser des questions. Fouiner de l'Autre-Côté, d'accord, (elle n'en revenait pas qu'il lui donne explicitement la permission) si tu es prudente. Mais surveille tes arrières, maintenant. Je ne serai plus là pour te couvrir.
- Je pensais que je m'en sortais, jusque là.
- Tu devrais être plus discrète avec tes allées et venues. Oh, et essaye de dire aux gens que ta jambe est guérie.
- Ma jambe va très bien.
- Officiellement, non. C'est la raison de ton inaptitude au travail. Joue cette carte si tu veux éviter la Garde. Et prends un communicateur. Laisse le à la maison, ou demande à Lukas de désactiver le système de localisation. Il l'a déjà fait pour le sien et le mien.
Ses phrases s'accélèrèrent, comme s'il avait soudain voulu dire tout ce qu'il lui restait à dire en quelques secondes.
- Récupère des munitions chez moi, dans le tiroir de la salle de bain. Pars en mission pour les apparences. Repose toi. Et surtout, surtout promets moi d'être prudente.
Cassie entendit les pas derrière elle au dernier moment.
- Vous avez fini?
Lukas se tenait tout près d'elle.
Les deux comploteurs reconstituèrent un masque jovial. Ils n'étaient pas du même sang pour rien.
- L'avion ne va pas tarder à partir, les informa-t-il en faisant un geste vers l'appareil dans lequel étaient chargés les dernières caisses. Il faut que tu y ailles, Alex.
- Je sais, fit Alexander en les regardant.
Son air martial se fissura.
- Oh bon sang, fit-il à la limite du gémissement, j'arrive pas à réaliser que je ne vais pas voir vos têtes pendant trois mois.
- Tu as intérêt à revenir en entier, grommela Cassandre.
- On va se débrouiller, l'assura Lukas, ne t'en fais pas. C'est pour toi qu'on va s'inquiéter, surtout.
Ils descendirent comme ça jusqu'à la piste, près du dernier avion encore ouvert.
Vint le moment des adieux.
Cassie et son oncle se regardèrent un instant, puis s'étreignirent. Elle le sentit alors glisser quelque chose dans sa poche. Elle ne broncha pas, mais fronça les sourcils.
- Réfléchis, lui murmura-t-il.
Il se dégagea, et Lukas l'étreignit à son tour, de l'inquiétude dans les yeux.
- Je t'en prie, fit-il, dis moi que tu vas revenir. Être seul pour m'occuper de Cassie m'a l'air insurmontable.
Alexander rit et Cassandre lui lança un regard faussement agacé.
- Ne vous inquiétez par pour moi, finit il par lâcher en les regardant avec amour. J'ai deux excellentes raisons de rester en vie juste sous les yeux.
Lukas et Cassie lui offrirent un sourire. Et Alexander, en dernier, comme l'avait prédit Lukas, monta dans l'appareil.
Lukas et Cassandre furent contraints de rentrer à l'intérieur de l'aéroport, et s'installèrent pour voir le premier avion, puis le second, décoller.
Le dernier, celui d'Alexander, commença à manoeuvrer, les rotors à chauffer.
L'avion commença à rouler, à prendre de la vitesse, et soudain, les roues ne touchèrent plus le sol.
Lukas croisa les bras sur sa poitrine.
- On dirait qu'on va devoir se débrouiller seul, maintenant.
Cassandre plongea la main dans sa poche, et y rencontra l'objet que son oncle y avait glissé. Elle le sortit.
La balle de revolver brilla entre ses doigts comme un défi.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 20, 2019 ⏰

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L'Enclave [Wattys 2019]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant