Trois semaines s'écoulèrent après le violent effondrement du disciple.
Mais il ne se réveillait toujours pas.
Les pires craintes du Shan'do se confirmaient : tant d'efforts et d'estime vainement placés dans son élève le plus prometteur.
Voilà d'innombrables lunes que Theron aurait du se réveiller et sortir vainqueur de cette épreuve.
Les échecs étaient quelque chose d'habituel pour le maître, lui qui avait entraîné des douzaines d'elfes et vu nombre d'entre eux succomber à la rigueur et la sévérité mortelle des rites menant à la Voie du chasseur de démons : pas plus d'un disciple sur cinq pouvait espérer y survivre. Mais c'était différent, cette fois. Theron semblait déceler une flamme inébranlable, quelque chose d'immense en son for intérieur, quelque secret que le Shan'do avait percé dès qu'il avait posé son regard sur le jeune elfe.
Il n'avait jamais été confronté à tant de déception de sa vie, tant de tristesse.
Après que l'élève soit tombé dans un coma profond - cachant une lutte intérieure titanesque, le travail du maître commençait réellement : il devait s'assurer que le corps inerte de son disciple inconscient soit en sécurité et dans un endroit tranquille. Il s'en assura en lui créant une stèle de cérémonie recouverte de mousse naturelle et de fleurs jaunes, dans une petite clairière où les sons de la nature étaient reposants et le parfum des bois enivrant.
Il avait lavé son corps et l'avait habillé d'une magnifique tenue cérémonielle elfique aussi blanche et éclatante que la lune.
Le Shan'do était tenu par un serment inviolable de se tenir aux côtés du disciple durant son coma et de le protéger au péril de sa propre vie. Il était armé de ses mystiques glaives, pour éloigner tout prédateur ou pour tuer celui qui viendrait éventuellement à naître à la place de son disciple, si celui-ci devait ressortir perdant de son combat contre l'âme de Xavalis.
L'espoir avait abandonné les songes du Shan'do, et le serment qui le liait à Theron l'empêchait de mettre un terme aux souffrances de ce dernier.Au même instant.
L'esprit embrumé de Theron était la proie d'une terrible guerre faisant vaciller ses plus puissantes protections, ses émotions et souvenirs les plus enfouis, et ébranlant la plus solide des carapaces qu'il s'était construit avec le temps pour paraître fort et impassible.
Le satyre, même mort et absorbé, restait une véritable épreuve de force et de résistance mentale. Grand manipulateur, il se plaisait à prendre des formes trompeuses dans l'esprit de son chasseur ; mais la plus douloureuse restait l'apparence de la défunte épouse de Theron. Bien qu'il devint un traqueur et un bretteur hors-pair et qu'il fut promis à un avenir glorieux, Theron avait ce point faible très facile pour le satyre à exploiter. Il faillit céder à de multiples reprises et abandonner tout ce pour quoi il avait sacrifié sa vie et son âme.
Il fut assujettit à d'effroyables visions de son passé et de ce que la Légion lui avait infligé, dans une tentative malicieuse du démon de lui faire plier l'échine pour s'emparer de sa volonté et de son corps.
Céder au désespoir ne fut jamais chose naturelle chez Theron, et encore moins céder à la tromperie d'un démon qu'il avait eu dix mille fois le temps et le loisir d'étudier.
Il résista, encore et encore, et tua une deuxième fois Xavalis - cette fois-ci, de ses mains désarmées et nues.
À la deuxième mort du démon, les illusions furent percées et la vérité éclata aux yeux éveillés de Theron. Tout d'abord, il vit une profonde noirceur qu'il confondait avec un abîme vide, mais en se concentrant, il découvrit que cette noirceur était jonchée d'un milliard de points lumineux : il avait sous ses yeux les ténèbres de l'Au-Delà, l'infinité du cosmos, l'Univers dans son tout. Il sentait que son esprit qui venait de renaître pouvait transcender tout ce qu'il voyait, l'espace et le temps, la matière et l'anti-matière, les lois de la physique et du temps, la chair et la psychée.
Il vit qu'Azeroth n'était qu'un minuscule grain de poussière dans ce Grand Néant. Un petit monde qui flottait dans un espace beaucoup trop vaste pour qu'on puisse le délimiter. Il prit conscience qu'autour de lui se trouvaient des millions et des millions de mondes, sans doute grouillants de vie et des plus prometteurs.
Il avança dans cette infinité vertigineuse et l'observa pendant des heures, des jours, des années, pendant un temps incalculable dépassant l'entendement commun.
Il fit la découverte d'une multitude de mondes aussi différents les uns que les autres, en passant d'immenses déserts gelés à des marécages aux tailles incommensurables, des steppes arides et brûlantes et d'autres océans sans fin. Mais à chaque nouvelle planète sur laquelle son regard se posait, quelque chose manquait à l'appel. Lorsqu'il finit par remarquer cela, il scruta plus en détails chaque monde qu'il avait visité et fut prit d'une terreur sans nom.
« Tout est... mort. Il n'y a pas de vie. » se répétait Theron en désespérant.
« Plus rien ne bouge... Il n'y a que silence et désolation... »
Malgré la beauté sans précédente offerte aux yeux ébahis de Theron par les nouvelles contrées, il ressentait une peur qui le tétanisait et une profonde tristesse en voyant la vision qui lui était donnée.
Il se concentra sur un autre monde et y distingua une étendue de terre dorée baignée de soleil, où des êtres insouciants récoltaient ce qu'ils avaient planté.
« Par Elune, de la vie... il y a encore de l'espoir ! »
Puis il vit un portail s'ouvrir brusquement dans l'étoffe de la réalité.
C'est là qu'il la découvrit.
Tout d'abord, son esprit put ressentir une terrible vibration semblable à un tremblement de terre. Puis il entendit un son assourdissant et continu.
Il vit une armée. Une armée qui déferlait sur les mondes. Plus fracassante encore que les plus puissants éclairs dans les pires ouragans. Plus rugissante et massive que les plus impressionnantes vagues scélérates dans les plus colériques des tempêtes.
Une armée qui n'existait que pour détruire.
Une armée de démons qui ne connaissait aucune limite, aucune riposte. Infinie.
Il vit la terrible Légion Ardente.
Tout cela s'était produit de nombreuses années auparavant. Bien avant que la Légion atteigne Azeroth, elle avait anéanti un nombre incalculable de mondes, détruisant et massacrant tout ce qui se trouvait sur son passage. Son unique but, implacable, était de tuer.
Il vit qu'il était arrivé que la Légion soit repoussée, mais elle revenait inlassablement, plus forte que jamais. Parfois elle s'abstenait de détruire une planète. Elle se contentait de la conquérir pour l'intégrer à son organisation, produisant de nouveaux soldats pour satisfaire cette incessante machine de guerre.
Il n'était pas le seul homme à avoir perdu sa femme au profit de la Légion. À tout moment, quelque part, dix mille épouses se faisaient tuer à cause de l'impitoyable sauvagerie de cette dernière.
Des images d'innombrables planètes mortes défilèrent à nouveau dans son esprit.
Il vit des ruines gigantesques, des bâtiments renversés qui s'étaient jadis élevés jusqu'aux cieux, des lacs de verre où s'étaient autrefois dressées de fières cités, d'interminables plaines de gravats et des monticules de cadavres mutilés et carbonisés. Il vit dans l'univers les lumières de la vie s'éteindre lentement jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un petit nombre.
Jamais il ne douta de la véracité de ce qu'il voyait alors. La Légion ardente laissait dans son sillage une traînée de mondes incandescents.
C'était de la folie à grande échelle. La Légion existait dans l'unique dessein de détruire. Elle ne s'interromprait que lorsqu'il ne resterait plus la moinde trace de vie nulle part, puis elle se retournerait contre elle-même, avec toute sa sauvagerie, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. La vision était d'une horreur indescriptible. Le pire, c'était qu'il savait désormais à quel point la Légion était puissante. Nulle part, sur aucun monde, la moindre force ne s'était révélée capable de la vaincre.
« Tu connais la vérité, à présent. Rejoins-nous. » lui suggéra la voix de Xavalis, profondément ancrée dans son esprit.
Sa voix avait des accents aussi enjôleurs qu'implorants, mais Theron devina aussi sa voracité.
« Jamais. »
Une nouvelle vision, titanesque, lui vint à l'esprit. Il distingua non pas l'univers, mais une infinité d'entre eux, une structure fractale complexe où de nouveaux mondes naissaient à tout instant des décisions prises une fraction de seconde auparavant.
Partout, la Légion était en marche, détruisant les planètes les unes après les autres. Chaque mort réduisait l'éventail des mondes possibles, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une poignée.
Dans chacun d'eux la Légion progressait triomphalement, réduisant l'avenir à l'état de mort-né et privant le présent de toute vie. Il discerna un nombre incalculable d'Azeroth, de Theron et de son épouse, de Shan'do, aucun d'eux ne réchappant à la mort. Il vit l'amour de sa vie périr d'une infinité de façons différentes et, dans chacun de ces univers possibles, il était incapable d'empêcher sa mort.
Dans chaque monde, chaque futur, la Légion ardente avançait, invincible, impossible à arrêter, condamnant l'univers aux ténèbres éternelles partout où elle passait. Derrière, il reconnut les silhouettes démoniaques de ses généraux : Archimonde, que beaucoup croyaient mort, Kil'jaeden et, surtout, Sargeras, le titan déchu qui avait jadis juré de protéger l'univers et la Création, et qui était aujourd'hui déterminé à les anéantir.
Les visions se succédaient avec une violence inouïe, réduisant son esprit à l'état de charpie, le poussant au bord de la folie et au-delà. À chaque nouvelle image, une partie de lui mourait, et le démon en lui se repaissait de sa souffrance en jubilant. Il porta la main à ses yeux, mais cela n'empêcha en rien ces atrocités de défiler. Il serra les paupières, mais il continuait à voir.Jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus.
Submergé par l'horreur, il enfonça les doigts dans ses orbites, sentant le sang jaillir et de la matière gélatineuse se percer sous la pression de ses ongles. Il pressa de toutes ses forces, forçant contre le muscle et le nerf optique, jusqu'à ce que ses globes oculaires finissent par se libérer en produisant un horrible bruit de succion.
Au dernier moment, avant de se laisser entièrement submerger par l'infamie, il s'aperçut que c'était ce dont le Shan'do avait jadis été témoin, et bien avant lui, Illidan en personne. Ce qui l'avait transformé. Le Traître était passé par là avant lui. Ce rituel était destiné à lui montrer ce qu'il avait vécu.
Theron sentit la douleur lui transpercer le crâne.
Les ténèbres.
Le silence.
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Parjure
FanfictionLe sacrifice est le fondement même de la vie d'un chasseur de démons. Suivez celle de Theron, le Parjure, aux ambitions et à l'allégeance obscures.