Prologue

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Sombre était la nuit ce soir-là, les étoiles ne brillaient plus depuis un certains temps, comme dans les yeux du petit garçon qui déambulait d'un pas hasardeux dans les rues, le visage hagard et déjà fatigué par la vie. Il n'y avait personne hormis lui, les quelques chats de gouttière qui passaient par-ci par-là, et son immense solitude qu'il traînait avec lui. Il l'avait fait, enfin, mais tellement désireux de s'enfuir il n'avait pas réfléchi où il pourrait aller, à part vagabonder dans les rues, sans le sou et l'intense froid pour lui tenir compagnie. De toute façon, tous les endroits du monde étaient, pour lui, les bienvenus, tant qu'il ne remettait pas les pieds là-bas. C'était son seul souhait, le souhait qu'il chérissait le plus au monde, pour l'instant. Avant d'en trouver un autre.

Les yeux de l'enfant étaient vides, aucunes émotions ne filtraient à travers les sombres iris qui, à ce moment, le vieillissait de plusieurs bonnes années. Il avait trop vu, trop supporté, trop vécu, et cela l'avait changé à jamais. Il avait désormais la maturité d'avoir vu un monde trop noir, du genre que les affiches aux couleurs éclatantes veulent camoufler, et la maturité qu'il avait gagné avec cela n'était qu'un prix à payer au goût amer.

Il ravala sa salive tandis qu'il tournait dans une ruelle entre deux entrepôt désaffectés dans un quartier totalement abandonné de la ville, coin pas très rassurant pour un gosse de son âge, mais lui n'y faisait pas attention, il voulait juste s'abriter, et passer une vraie nuit, pour la première fois, semblait-il, de sa petite vie. Un toit, peut-être un coin chaud, et avec un peu de chance, une couverture... Oh oui, ce serait vraiment bien, au moins pour ce soir, et puis après...

Il s'arrêta lorsque les cris commencèrent à se faire entendre non loin, suffisamment proche pour qu'il puisse les entendre distinctement. Ce n'était pas des cris de douleurs, c'était plutôt comme des cris... d'encouragements, d'excitation, exactement comme les gens qui hurlaient à s'en casser la voix lors des matchs de foot qu'il regardait. Il ne l'avait jamais autorisé à en regarder n'en serait-ce qu'un seul, avec pour seul prétexte que c'était uniquement pour les vrais hommes et pas pour les mauviettes comme lui, qu'il n'y comprendrait rien de toute façon. Mais il avait quand même regardé, en cachette, dissimulé derrière un meuble ou un rideau quand il ne regardait pas, trop absorbé dans la contemplation d'hommes virils qui jouaient avec un ballon. Ici, les cris avaient le même ton, si bien que l'enfant s'en approcha doucement pour voir de quoi il en retournait. Plus il avançait dans la ruelle à la délicate senteur d'égouts, plus il les entendait, dévoilant petit à petit leur provenance, un tout petit hangar abandonné dont les poubelles laissées ici depuis sans doute des mois cachaient l'entrée. Intrigué, oubliant quelques instants ses soucis, il s'approcha doucement, quelque peu sous la défensive, et se planta devant la porte en tôle à moitié défoncée. Les hurlements de soutien étaient nettement plus audibles, et il pouvait même comprendre quelques mots comme « Va s'y, défonce-le ! » ou « T'es le meilleur !», « Casse-lui la gueule ! » et autres petits mots doux. Le petit se demanda un instant s'il s'agissait de foot, se rappelant de lui qui parlait également ainsi devant son poste de télévision lorsqu'il y'avait une belle action, mais se ravisa aussitôt. Non, il ne pouvait pas y'avoir de foot ici, c'était trop petit. Curieux, il examina un instant les parois avant de trouver un petit trou, assez grand pour pouvoir voir à l'intérieur d'un œil, et à sa taille en plus. Il s'approcha, et abaissant la paupière gauche, plaqua sa pupille droite dans l'orifice. Il ne vit tout d'abord rien, puis perçu peu à peu un rassemblement de personnes qui gesticulaient dans tous les sens, tous lui tournant le dos comme s'ils regardaient quelque chose d'invisible à ses yeux. Fronçant les sourcils, le gosse se pressa un peu plus sur le mur du hangar pour tenter de voir quoi que ce soit de plus sans succès. Qui y avait-il donc de si intéressant de l'autre côté ?

Trop absorbé dans sa contemplation interdite, il n'entendit pas les pas venir vers lui d'une marche pressé, tandis qu'une main se tendait pour attraper son col déchiré et le tirer en arrière. Le temps qu'il réagisse, il était trop tard, son regard faisait désormais face à une femme, l'air renfrogné et la clope au bec, d'au moins une quarantaine d'années qui le tenait vigoureusement. Ses yeux brillants de celle qui n'était pas tout à fait saine le détaillèrent de haut de bas, ses longues dreadlocks attachées en queue de cheval suivant le mouvement de chacun de ses membres. Le gamin ne fit rien pour se défendre, la peur prenant le contrôle de son corps. La femme ne semblait pas ravie de le voir là, à espionner le hagard d'où elle venait de sortir, et elle tira une longue bouffée avant de demander d'un air accusateur :

« - Qu'est ce que tu fous là, petit ? C'est pas un endroit pour toi, là, retourne chez tes parents ! »

Au mot « parent », le cœur de l'enfant se mit à cogner davantage, et il baissa la tête quelques instants, refoulant de douloureux souvenirs qui venaient instantanément dans son esprit. La femme haussa un sourcil, ne relâchant pas sa prise pour autant sur la chemine du garçon.

«- Bon, alors, tu parles oui ou non ?

- J'en ai pas. »

C'était sorti tout seul. Sa voix était enrouée, ça faisait déjà un petit moment qu'il n'avait pas parlé à quelqu'un, et lui-même fut surpris d'entendre le son de sa propre voix. Il leva la tête, en signe de défi, quelque chose qu'il n'avait jamais fait avant et dont le simple fait de l'effectuer lui foutait une peur bleue. Le regard de la femme changea, pour passer à la surprise, et au bout de quelques instants, elle lâcha l'enfant pour le regarder bien en face, son ton s'adoucissant bizarrement.

« - Pas de parents ? Bon... Tu t'es échappé d'un orphelinat ? »

Il fit non de la tête, ne la quittant plus des yeux. Qui que soit cette bonne femme, elle ne semblait pas vouloir lui faire de mal, mais il ne baissait pas sa garde pour autant, ça pouvait lui être fatal. Il ne voulait plus qu'on lui fasse de mal. Plus jamais. Le traumatisme était beaucoup trop présent, trop proche.

La femme soupira, se massant le crâne. Elle jeta un bref coup d'œil vers le hangar, où les cris déferlaient toujours, puis reporta son attention vers le gamin, son regard s'attardant sur les bleus qu'il avait un peu partout sur les rares parties de son corps visibles. Elle marmonna un truc du genre « Encore un gamin laissé à son compte... » et s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur, geste qui surpris l'enfant. On ne s'était jamais mis à sa taille, on l'avait toujours pris de haut et il n'avait pas l'habitude de ça. Un sourire espiègle apparu sur les lèvres de la femme, de la malice brillante dans ses yeux, et elle lança d'une voix qu'elle s'efforçait d'être douce :

« - Dis moi... tu voudrais devenir fort ? Je veux dire, tu m'as l'air d'un petit garçon qui a vécu pas mal de choses dans sa courte vie, et pas forcément de bonnes, alors... si tu veux, je peux t'aider à devenir un grand garçon fort, qui pourra se faire respecter de tous, et qui ne craindra plus la peur. Qu'est ce que t'en dis ? »

Le garçon l'observa un instant, réfléchissant à ses paroles. Ne plus avoir peur. Grandir. Devenir fort. Chasser le souvenir de lui. Il ne connaissait pas cette femme, il ne savait pas ce qu'elle faisait réellement, il était encore jeune et naïf, mais le regard qu'elle lui lançait le touchait vraiment, et il savait qu'elle ne mentait pas. Elle se releva, pris sa cigarette pour la jeter par terre et l'écraser du bout de bottine noire, et tendit sa main aux ongles peinturlurés de la même couleur à l'enfant, son sourire toujours aux lèvres.

« - Alors ? Tu veux voir le vrai monde avec moi ? »

L'enfant réfléchit un dernier instant. Il était encore jeune, mais il jouait peut-être sa vie, son avenir, déjà gâché par ce qu'il avait subi. Et puis, elle avait sans doute un bel endroit pour dormir, et où il pourrait soigner ses blessures, les panser jusqu'à ce qu'elles soient moins douloureuses.

Ne plus avoir peur.

Plus de souffrance.

Rien.

Il tendit sa main, il ne tremblait plus,

Et pris celle de la femme dans un élan décisif. 

Black ParadiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant