Chapitre 1

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Démarrer la semaine avec un mal au ventre, c'est pitoyable et pourtant la douleur est tellement intense que j'ai à peine la force de lever mon sac de cours. Je suis bien content de pouvoir me poser sur le banc, devant le lycée. Je peux paraître détendu sans que personne autour de moi ne soupçonne ma souffrance. Installé à mes côtés, Damien raconte avec son humour légendaire sa dernière partie de Laser Game. Il aime bien en rajouter pour nous faire rire, mais aujourd'hui, la moindre secousse m'est insupportable et je me retiens avec dépit de rigoler. Je suis obligé à respirer lentement sans prendre de trop grandes inspirations, ce qui me laisse penser que j'ai probablement encore une ou deux côtes fêlées. Le froid de l'hiver me donne des frissons et je remonte mon écharpe sur mon nez quand la sonnerie nous indique qu'il est l'heure de se rendre en classe. La cour est bondée d'élèves bruyants qui vont tous dans la même direction. Je n'y prête guère attention. Je me concentre sur moi et surtout sur mon ventre qui me tiraille.

Pour plaisanter, Damien fait la dernière chose que je suis en mesure de supporter : il me met un grand coup dans les abdos. En sentant le déchirement de mes entrailles, je hurle. Mon cri surprend mon ami qui recule d'un pas pour m'observer, fronçant les sourcils, il me questionne :

— Qu'est-ce que t'as ?

— J'ai mal, putain ! Je me suis rêché en moto, hier soir.

— Encore ?

J'ai un abonnement aux blessures. Damien le sait, j'ai toujours été un casse-cou. Toutefois il ne peut s'empêcher de m'adresser un regard sceptique en franchissant le seuil de la classe de Seconde. Il doit se remémorer ma dernière cascade sur le parking du lotissement.

— Comment t'as fait ton compte, cette fois-ci ?

— Hier soir, quand je suis rentré, il pleuvait... J'ai glissé sur la bande du stop au carrefour du lycée !

Notre professeur s'avance et s'installe calmement à son bureau. Je m'assois et je n'arrive pas à trouver dans quelle position soulager ma douleur. Je tente de m'appuyer contre le dossier de ma chaise mais c'est une véritable torture pour mon dos et mes côtes. Penché en avant, ce n'est guère mieux. J'essaie de rester droit et de garder le visage impassible. Je suis un dur à cuire, pas une chochotte ! Je tiendrai le coup, sans me plaindre, quoiqu'il arrive.

Pour me détendre, je cherche mes ciseaux dans ma trousse. J'ai la même paire depuis des années. Ils sont ce qu'il y a de plus banal, en métal argenté mais j'aime bien le son des deux lames aiguisées qui se frottent l'une contre l'autre. Et puis, ils appartenaient à mon grand-père. Il est décédé depuis longtemps mais je l'aimais beaucoup. J'ai récupéré cet objet dans ses affaires, il ne me quitte jamais.

— Et ta moto, t'as pas dû l'arranger ? m'interroge Damien en se moquant de moi.

Ma moto, une 125 cross, j'en ai rien à faire... C'est le cadet de mes soucis, d'ailleurs ! Ce qui me préoccupe en cet instant, c'est plutôt la boîte d'anti-inflammatoires dans mon sac, que je refuse de prendre. Tolérer ses blessures, c'est apprendre à supporter sa peine et je sais que j'ai cette faculté à pouvoir encaisser la douleur physique. Tout est question de force mentale et je suis très doué pour ça.

Sous le bureau, je fais tourner mes ciseaux autour de mon index. Dans la classe, le silence règne quand mon professeur se racle la gorge. Debout devant son assemblée d'adolescents encore fatigués de leurs week-ends, il se gratte le menton recouvert d'une barbe de trois jours. Il porte un jean trop serré, et une chemise à fleurs froissée, style baba cool démodé. Il doit avoir la trentaine tout au plus. Derrière son sourire sournois, je devine qu'il va interroger un élève au hasard. C'est son rituel du lundi matin. Pourvu que j'échappe à ce calvaire.

— Margaux ! lance-t-il d'un ton jubilatoire. Au tableau.

En élève exemplaire, elle ne se fait pas prier. Dans sa petite tenue parfaite : chemise col Claudine, pantalon bleu marine et ballerines, elle affiche sa mine d'enfant privilégiée. Elle se vante régulièrement de l'excellente situation de ses parents, tous deux directeurs de leur propre entreprise. Loin de l'envier, je n'ai jamais manqué de rien et mon père a également un métier plus que convenable. Il est cadre dans une société de télécommunication. Pas la peine d'en faire tout un plat et de passer son temps à se glorifier du pognon de ses parents ! En ce qui me concerne, je serai fier quand je serai indépendant, et il me tarde que ce jour arrive.

Les autres élèves sont soulagés de ne pas être interrogés. Surtout moi, non pas que je sois dans l'incapacité de réciter ma leçon mais je me demande où j'aurai bien pu trouver la force de rester planté là, raide sur l'estrade, à affronter les regards des adolescents pendus à mes lèvres. Cet enseignant a toujours des questions pièges mais Margaux s'en sort bien. Elle connait parfaitement sa leçon d'Histoire. Elle est même, comme d'habitude, très à l'aise devant son oratoire, à débiter chaque mot appris par cœur. Sous les félicitations du professeur, elle regagne sa place la tête haute, me lançant un coup d'oeil méprisant au passage, ce qui me fait baisser les yeux. Margaux n'a pas beaucoup changé depuis la cinquième. Elle est toujours cette adolescente orgueilleuse et influente. Chaque mot qui sort de sa magnifique bouche est pour un grand nombre de personnes, parole d'Évangile.

Moi, je n'ai jamais oublié l'humiliation dont j'ai été victime trois ans plus tôt. Chaque jour depuis cet épisode, sa présence me révulse et remplit de dégoût mon corps entier. Quand elle est dans les parages, je la fuis autant que je peux, trouvant une excuse parfois déplorable pour ne plus jamais avoir à l'approcher. Je me méfie d'elle comme de la peste, de peur qu'elle déblatère sans réfléchir des méchancetés sur moi. Je l'aimais et je n'attendais d'elle qu'un peu de considération, un peu de gaieté dans ma sordide existence.

JE LA DETESTE.

De retour chez moi, dans ma chambre, je rumine sans cesse les regards dédaigneux de Margaux et je n'arrive pas à me concentrer sur mes devoirs. J'observe ces imbéciles de poissons rouges qui tournent perpétuellement en rond dans leur bocal posé au coin de mon bureau. Bidule est le plus gros, il fait partie de la famille depuis plus d'un an. Bubulle, lui, nous a rejoints, il y a deux mois. En faisant tourner mes ciseaux autour de mon index, je cherche à comprendre pourquoi ils ne s'entendent pas. Bidule passe son temps à bouffer la queue de son colocataire et celui-ci souffre manifestement. Je viens de les nourrir et malgré ça, ce vieux con de poisson continue.

— Mais tu fais chier, Bidule ! Laisse ton frère, bordel !

Je tape avec la lame de mes ciseaux contre le petit aquarium. Aucun des poissons ne réagit. Le plus gros persiste à attaquer son congénère. Il m'énerve, ce con ! Et aujourd'hui, ce n'est vraiment pas le jour, ma patience est plus que limitée !

— Mais putain bidule, tu comprends ou pas ?

Je saisis mes ciseaux et décide de punir Bidule. Je plonge la main dans l'eau froide et d'un coup rapide et précis, je sectionne la queue de Bidule ! Ça lui apprendra !

— Maintenant, tu sais ce que ça fait, connard !

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Je rappelle que Baudry est un personnage fictif qui a de graves problèmes psychologiques. Ce n'est en aucun cas un exemple à suivre ! Pitié, ne faites pas de mal aux animaux.

Bouche cousue (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant