— Non mais tu as vu l'heure ? C'est à cette heure-ci que tu rentres le soir quand on n'est pas là ?
Mon père est furieux. Vraiment furieux. Ses grands yeux noirs sont chargés de colère. Il m'accueille avec sa voix grave et rocailleuse, les sourcils froncés, le visage fermé. Il n'a pas quitté son costume, ce qui lui donne un air encore plus sombre et sévère qu'à son habitude. Sans me quitter du regard, il desserre le nœud de sa cravate. Il m'effraie. J'enfonce mes mains dans les poches de mon jean's. Ma mère ne dit rien mais elle s'agite nerveusement autour de lui pour le servir. En tremblant, elle ouvre le four et en sort la quiche qu'elle a préparée et se brûle légèrement. Elle râle et me fait un signe de tête pour me rappeler de me laver les mains avant de passer à table. Tout en me savonnant minutieusement les doigts, je prédis un repas mouvementé. Je fais couler l'eau le plus longtemps possible afin de repousser l'inévitable. Quelle idée leur a pris de rentrer aussi tôt ce soir ? Je ne les vois jamais avant 21h30, ce qui me laisse tout loisir de traîner au parc.
— Baudry, fais attention de ne pas éclabousser partout, me recommande gentiment ma mère en me tendant le torchon pour que je m'essuie les mains.
Je rejoins mon père et mon frère à table. Ma mère m'a déjà servi. Je fais profil bas pour ne pas lancer l'altercation que mon paternel attend. Il n'a pas touché à son assiette. Les deux coudes sur la table, il se frotte les lèvres du bout des doigts en m'observant. Si seulement Fred pouvait détourner son attention, cela me soulagerait. Cependant, ce n'est pas dans son tempérament de s'imposer. Il est calme et discret. Tout comme moi, il déteste les disputes. Seul le bruit des couverts qui cognent sur les assiettes vient briser le silence angoissant qui plane dans la pièce. J'ai l'appétit coupé mais je me force à paraître détendu pour ne pas m'attirer les foudres du despote familial. Il a dû passer une journée merdique et c'est encore nous qui allons en faire les frais.
— Mange, chéri ! Ça va être froid, lui conseille ma mère en désignant la part de quiche fumante.
Il jette furtivement un oeil noir sur son assiette pleine et relâche ses épaules ; mon père se détend enfin. Tranquillement, il saisit son couteau et sa fourchette et avale une première bouchée. Les traits de son visage s'adoucissent. Je suis soulagé, son attention détournée, je peux souffler et mon estomac se dénoue. Les saveurs de la quiche au saumon délectent mes papilles et je me régale. Le regard dans le vide, Fred attend la fin du repas avec impatience. Ma mère paraît elle aussi rassurée. Elle lui adresse un regard entendu pour l'encourager à se calmer. Après un coup d'oeil à l'horloge, elle se lève pour attraper la salade et le fromage.
Tout bascule quand le portable de mon père se met à sonner. Celui-ci bondit sur son téléphone en envoyant valser sa serviette dans son assiette. Il pousse la table d'un coup et je la reçois dans le ventre, renversant au passage le verre que je m'apprêtais à boire. Le choc réveille la douleur de mes côtes fêlées. J'inspire profondément pour ravaler ma souffrance. Putain de téléphone ! Je croise le regard brillant et inquiet de ma mère lorsqu'elle me tend sa serviette pour que j'éponge. Pendant ce temps, mon père répond en s'agitant nerveusement. Le visage tendu, il fait les cent pas autour de nous. Ma mère tente de faire comme si tout était normal. Elle nous fixe et nous supplie intérieurement de ne pas réagir. Mon frère, jusqu'à présent immobile, se met à ingurgiter son morceau de pain et sa salade à vitesse grand V. Quand mon père raccroche, nous sommes soumis à son bon vouloir.
— Ne me regardez pas comme ça, bordel ! J'ai déjà assez de soucis au travail pour que vous ne veniez pas en rajouter !
Chacun de nous baisse les yeux, priant pour que l'explosion n'ait pas lieu. Posée sur la table, la main de ma mère tremblote. Je n'ai qu'un seul souhait, me retirer dans ma chambre et m'y enfermer à clefs.
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Bouche cousue (Terminé)
Novela JuvenilBaudry déteste Margaux depuis longtemps. Plus les années passent et plus la haine du jeune homme augmente, au point de faire de Margaux son principal souffre-douleur. Comment Baudry, un adolescent à l'apparence docile, a-t-il pu devenir un harceleur...