Attablé à mon bureau, je suis concentré sur un devoir maison d'anglais. Je jongle entre le dictionnaire bilingue et le texte de mon livre que je n'arrive pas à comprendre. La nuit commence à tomber et je suis fatigué par ma journée au lycée. J'ai beaucoup de mal à me concentrer.
Mes ciseaux sont posés sur ma feuille, je les saisis et joue quelques secondes avec, le temps de réfléchir à la formulation de ma réponse. Puis je suis avec leurs pointes chaque ligne de ma traduction jusqu'à ce qu'un bruit de moteur dans la rue détourne mon attention. Les freins couinent en se garant devant chez moi. Aussitôt deux portières claquent en même temps. Mon coeur tape fort dans ma poitrine. Une appréhension descend en moi lentement. Comme si je venais d'avaler un poison mortel, ma bouche devient pâteuse et un goût acide m'envahit. Je connais ce bruit de moteur, je sais à qui appartiennent ces voix.
Mes parents sont dans le salon. Je ne me souviens pas avoir été prévenu d'une visite quelconque. J'hésite à regarder au travers de la vitre pour vérifier. Pour le moment, je suis pétrifié. J'attends sans bouger, une boule au ventre, pour comprendre ce qu'il va se passer.
La clochette pendue à l'entrée retentit. Je me passe la main dans les cheveux pour tenter de me calmer. Tout va bien se passer. Tout va bien se passer. Tout va bien se passer. Mon prof de judo ne dira rien à mon sujet. Il n'a aucun intérêt à me balancer.
J'entends mon père ouvrir la porte et accueillir gaiement son ami d'enfance, venu accompagné de sa femme. J'entrouve ma chambre pour écouter ce qu'ils se disent. Ils s'en tiennent pour le moment aux formules de politesse. Ma mère les rejoint, les verres à la main. J'en perçois le tintement quand elle les pose sur la table basse du salon. Je déduis qu'ils sont passés prendre l'apéritif.
Mes ciseaux. Je les fais tourner nerveusement autour de mon doigt pendant que je m'interroge sur ce qui est le mieux pour moi : fuir discrètement par le garage ou attendre, tapi dans ma chambre ?
Je me lève pour tenter de me décontracter en faisant les cent pas, de la fenêtre où je vérifie au passage qu'il s'agit bien de lui, à mon bureau, où repose mon devoir en pause. Je suis paniqué par la présence du Maître dans ma maison. Il a trouvé un prétexte pour me voir, mais ma décision est définitive, je ne veux pas retourner dans le groupe de judo. Je n'aime plus ce sport, je ne sais pas me contrôler. Je ne veux plus entendre ses remontrances de fin de cours.Des pas dans le couloir s'approchent. Je sers mes ciseaux dans ma main et je m'arrête de respirer. Mon père laisse entrevoir sa tête dans l'entrebâillement de ma porte.
— Tu nous rejoins au salon ? Senseï est là !
— Non, j'ai pas envie de le voir... dis-je en grimaçant.
— C'est pas parce que tu as arrêté le judo que tu dois être impoli !
Je soupire en regardant mon père droit dans les yeux. Il ne sait pas ce que j'ai fait au judo. Il est tellement loin de s'en douter. Il aurait tellement honte de moi s'il l'apprenait. C'est certainement mieux que je n'envenime pas la situation. Je peux prendre sur moi. Je dois y arriver. Agir comme si tout était normal pour que mon Maître ne dise rien.
— J'arrive !
Je sors de ma chambre en même temps que Fred. Sans le regarder, je le laisse passer devant. Il traîne des pieds et ne semble pas non plus enchanté de se présenter dans le salon.
Il fonce sur la femme de Jean-Marie pour lui claquer deux bises. Aussi passionnée par le sport que son mari, elle arbore une tenue décontractée. Elle a remonté ses cheveux bruns en queue de cheval, porte un débardeur échancré et moulant qui met en valeur son corps musclé. Elle semble épanouïe dans sa vie et toujours très amoureuse de Senseï qu'elle regarde avec admiration.
Je suis mon frère pour embrasser Violette pendant qu' il passe au prof de judo avec nonchalance. Je l'observe du coin de l'oeil pour évaluer la raison de sa présence. Est-il là pour me demander de revenir ?
Son attitude ne laisse rien entendre. J'avance derrière Fred pour serrer rapidement la main du Maître. Je retire la mienne avant qu'il est le temps de la presser, sans le regarder dans les yeux. Je rentre la tête dans les épaules, penaud.
— Vous buvez quelque chose, les garçons ? nous interroge gentiment ma mère.
— Non merci, j'ai énormément de boulot ! refuse aussitôt mon frère en reprenant le chemin de sa chambre.
Je m'apprête à le suivre mais mon père me saisit par le bras pour m'obliger à m'asseoir.
— Jean-Marie est passé pour qu'on s'explique sur ton comportement au judo !
Je suis anéanti par la révélation de mon père. Il est complice avec mon prof depuis des années. Chaque dimanche matin, ils courent ensemble. Ils ont un relation quasi fraternelle qui se lit dans leurs gestes lorsqu'ils se taquinent et se mettent une bourrade dans le dos. Mon père va être tellement déçu.
Je me laisse tomber sur le canapé, juste contre ma mère, comme si elle pouvait me défendre ou me protéger des reproches de mon père et de Senseï. Mon coeur tape dans ma poitrine de plus en plus fort, prêt à exploser.
— Je veux juste que la situation soit claire pour tout le monde, lance Jean-Marie. Je ne veux pas me fâcher avec tes parents, tu comprends ?
J'approuve d'un signe de tête.
— Je ne veux plus aller au judo ! C'est tout !
— Très bien ! On sait tous les deux que c'est préférable pour le groupe ! Baudry a une attitude très agressive, je n'aurai pas pu le garder ! Lors du dernier entrainement, il s'est battu ! Si je n'étais pas intervenu, ça aurait vraiment pu mal tourner !
Mon père me dévisage d'un air contrarié.
— Mais tout est rentré dans l'ordre. Il s'est excusé ! conclut Senseï en me faisant un clin d'oeil.
Il ne dit pas tout et cela me convient. Il ne raconte pas les coups que je lui ai mis. Mon père n'aurait pas apprécié que je me batte avec mon Maître.
— Comment va le petit chat que je t'ai offert ?
— Il va bien ! Je peux aller dans ma chambre, maintenant ?
Mon père me jette un regard indigné alors que ma mère m'autorise à quitter la pièce.
VOUS LISEZ
Bouche cousue (Terminé)
Novela JuvenilBaudry déteste Margaux depuis longtemps. Plus les années passent et plus la haine du jeune homme augmente, au point de faire de Margaux son principal souffre-douleur. Comment Baudry, un adolescent à l'apparence docile, a-t-il pu devenir un harceleur...