Le banc me paraît gelé et la lumière du réverbère m'agresse le regard.
J'en suis à ma troisième cigarette depuis que je suis arrivé, il y a vingt-deux minutes de cela.
À présent, il est quatre heures treize, d'après l'écran bleuté de mon téléphone. Je soupire, tente une position légèrement plus confortable.
En vain.
-Hi.
Je sursaute violemment ; Néo lâche un court rire moqueur et se laisse tomber à côté de moi. J'inspire une modeste bouffée meurtrière.
-Qu'est-ce que tu fais là ?
L'autre sort un paquet de sa poche et s'allume tranquillement une clope, avant d'enfin daigner me répondre.
-Je m'ennuyais et n'arrivais pas à dormir. Et toi, qu'est-ce que tu fais là ?
Je hausse les épaules. Il s'affale légèrement plus sur le banc.
-Tu m'as l'air… agacé.
Je grimace.
-Je suis agacé.
-Et pourquoi t'es agacé ?
J'observe son pied jouer avec le vieux skate le temps de trois inspirations, trois expirations.
-Les cours m'agacent. Les gens de ma licence m'agacent. Même les profs m'agacent.
Il hoche la tête.
-C'est parce que les partiels approchent à grands pas, non ?
-Peut-être.
Il sourit. Pourquoi il sourit, ce con ?
-Allez, arrête de faire la gueule, je vais t'aider à te changer les idées. C'est encore une coïncidence, tu sais.
Je hausse un sourcil.
-Qu'est-ce qui coïncide, cette fois ?
-Je suis de très bonne humeur ce soir, malgré mon incapacité à dormir. Et toi, tu fais la gueule et t'as besoin de quelqu'un de positif qui te change les idées. Et on est venus tous les deux sur ce banc cette nuit. C'est une super coïncidence !
Je secoue légèrement la tête.
-Tu es irrécupérable, sincèrement.
Deux nouvelles bouffées de cigarette.
-Bon, alors… vas-y, change-moi les idées.
Il balance sa tête en arrière, plisse le regard sous la lumière du réverbère, avant de se redresser brusquement.
-Okay. Commençons par des questions banales. T'as des origines particulières ?
Je fais tomber la cendre d'un léger coup de pouce.
-Mon grand-père maternel est jordanien, et apparemment j'ai du sang réunionnais dans les veines, du côté paternel. Et toi ?
-Mes vieux sont viêt ; ma mère est venue en France avec ses parents quand elle était ado, et mon père a été adopté très jeune par des british qui ont aussi décidé de migrer en France parce qu'ils étaient fous de ce pays. Mais mes parents sont partis s'installer en Angleterre pendant neuf ans, soit jusqu'à mes huit ans. J'ai la double-nationalité.
Je souris, légèrement.
-C'est pour ça que t'as un petit accent.
-Good point, Sherlock.
Il recommence à jouer distraitement avec son skate.
-Tant qu'on est en plein dans ce sujet, c'est quoi ton nom de famille ?
Ma cigarette est presque finie.
-Gallimard.
-Comme la maison d'édition ?
-Oui. Mais aucun lien de parenté, j'ajoute. Et le tien ?
Il inspire une longue bouffée.
-Sylvester. Une autre question ; ton bouquin préféré ?
Je cligne deux fois des paupières.
-Heu… je pense que ce sont Les nourritures terrestres de Gide. Mais si tu me le demandais demain, je te répondrais Lolita de Nabokov. Et en ce moment je lis Le maître des illusions de Donna Tartt, alors la semaine prochaine je dirai sûrement qu'il est mon préféré. Je suis incapable de choisir.
Néo se met à rire en fermant ses yeux bleus.
-Je vois ça.
Je soupire.
-Et toi, ton film préféré ?
-Kill your darlings, wholeheartedly !
-Tant de passion dans ta réponse.
-C'est parce que ce film m'a retourné le cerveau. Comme j'écris beaucoup, je m'y suis vraiment reconnu.
Je hausse un sourcil.
-Tu écris ?
-Yes. Toi aussi, j'imagine ?
-Comment tu sais ?
Son skate commence à partir sur le côté, mais son propriétaire le rattrape immédiatement.
-Tu as la tête de quelqu'un qui écrit. Et puis, tu me fais beaucoup penser à Allen.
-Allen ?
-Le personnage principal de Kill your darlings. Tu dois le regarder. Sincerely.
Je souris.
-C'est noté.
Nos cigarettes se finissent en même temps.
Je me lève.
-Bon… et bien, merci de m'avoir changé les idées.
-Are you leaving ?
-Oui. À l'une de ces nuits, Néo.
Il se redresse à son tour.
-À l'une de ces nuits, Noé.
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Noé et les papillons de nuit
Short StoryQuand, l'une de ces nuits, assis sur un banc étrangement placé au milieu d'un terre-plein et fumant une cigarette tout en essayant d'arrêter à quatre heures du matin, Noé rencontre Néo.