Vivre une vie c'est si long et si court parfois."C'est précieux" disent les gens.
" On a qu'une seule vie." disent d'autres.
C'est vrai. Et parfois on ne nous laisse pas le droit de vivre. Parfois les circonstances nous le dérobent.
Je me souviens de ce jour comme si il s'agissait d'hier. Je me promenais entre les tombes, et je redressait les bouquets de fleurs en tissu dont les pots renversés par la pluie gisaient, comme si se relever eût brisé le silence religieux du cimetière, sa quiétude solennelle, et qu'elles devaient rester là, à attendre qu'une âme charitable les ramène à leur devoir de gardiennes des tombes.
J'essayais de faire preuve d'équité et si une tombe était moins fleurie que les autres, voire pas du tout, je ramassait une fleur tombée pour la garnir.
Je sais que ça n'a pas de sens, que les fleurs ne servent à rien sinon à soulager le coeur de la personne qui porte le deuil.
Peut-être que ça soulage mes propres peines de faire ça, bien que le mort soit un parfait inconnu. Les fleurs ont parfois des pouvoirs insoupçonnées sur les hommes.
***
Les cimetières, je sais, sont de drôles de lieux pour se promener. Mais j'apprécie leur calme, leur quiétude, leur simplicité et leur orgueil, leurs mausolées, leurs allées d'arbres, les fleurs fanées et les statues d'anges ou de pleureuses.
Les pins immenses qui habitent mon cimetière abritent tourterelles turques et écureuils roux, pies, rouges queues et autres passereaux.
Des processionnaires tissent leurs cocons blancs sur les aiguilles des conifères, et des meutes de chats veillent sur les tombes, comme pour perpétuer leur rôle de gardiens des pyramides.
La pierre humide y est froide après la pluie et l'air glacé a une odeur de terre. J'aime respirer cet air en pensant que si la mort a cette odeur, elle est moins terrible qu'elle n'y paraît.
J'aime imaginer le fait que sous cette terre que j'arpente des restes d'hommes servent la nature omniprésente dans ces lieux imposants.
Aurais-je l'occasion de servir d'engrais moi aussi ? Voilà les pensées qui m'animent.
Mais je ne formule rien à voix haute, je ne fais que penser. Je n'ose pas.
Le respect que je porte à ces lieux m'empêche de briser le silence par un autre son que celui de ma respiration.
Et parfois, j'aime lire les pierres tombales :
" À notre Lucien, oncle, père, mari et grand-père, parti trop tôt, tu resteras toujours dans nos mémoires, affectueusement: Jacqueline, Jean-Pierre, le petit Timothée et toute famille Bellon."
En lisant les noms, en regardant les photographies presque effacées et les fleurs fanées, je me plais à imaginer les vies.
" FAMILLE HUBERT: Mathilde Hubert, 1847-1930, Christophe Colin, 1832-1921, et leur fils Désiré Colin 1876-1961, leur neveu Baptiste Hubert 1865-1938,..."
Tant de générations sont enterrées sous la même pierre...
" Clothide et Bertrand Boulanger, 1835-1910 et 1842-1896 "
Et mon corps sans vie les rejoindra bientôt, sans doute.
" Où que tu sois, où que tu ailles, dans notre coeur tu restera, ma petite Fleur."
Fleur. Quel joli nom. Un nom qui sied à une pierre tombale. Et pourtant...
Fleur est née le 23 décembre 2001.
Petit cadeau de Noël, elle semble pleine de vie, souriante. Si mignonne.
Elle a tellement de choses merveilleuses à vivre. Tellement de belles aventures. Elle a le monde qui s'ouvre à elle, qui s'extasiera bientôt sur ses premiers pas, et sur ses premiers mots, qui est immense et qu'il lui reste à découvrir.
Elle a la vie devant elle. Mais elle meurt le 4 décembre 2002, à 19 jours de son premier anniversaire.
Elle n'aura même pas vécu un an. Pas un seul. Elle sera morte comme ça, comme la neige de décembre qui fond au contact du sel, comme une bougie dont la flamme s'éteint.
C'est de ce genre de mort troublantes, qui surviennent au moment où l'on s'y attend le moins, qui font le plus de mal.
La tombe était fleurie de fleurs fraîches, aux couleurs très vives, vive comme la blessure de la mort d'un enfant.
Elle était si grande pour ce tout petit être, si grande qu'on ne pourrait jamais peut être refermer la plaie, jamais complètement.
Fleur était si petite que maintenant il n'en reste sans doute plus rien. Le lierre et le lilas l'ont déjà consumée.
Fleur a existé, elle a vécu, elle a pleuré et ri, et personne, personne ne le saura bientôt.
Mais moi, je ne l'oublierai jamais.
VOUS LISEZ
Différente
PoetryDifférente. Un mot qui m'a collé à la peau pendant des années. Qui n'était pas prononcé, mais pourtant omniprésent. J'ai d'abord détesté cette bizarrerie, cette étrangeté qui était mienne et qui faisait partie intégrante de ma manière de vivre. Je...