Chapitre 1 : "It takes two to tango".

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« Le Tango : une pensée triste qui se danse », Ernesto Sabato

Un vieux break crachait délicatement ses poumons en roulant le long des quais lors de la deuxième semaine de Juillet. L'abandon de l'autorité parentale était visible grâce aux pare-soleil Dora l'exploratrice qui recouvraient les fenêtres des portières arrière. La couleur beigeasse de l'automobile n'aidait en rien à sa crédibilité et le peu de dignité qu'elle possédait encore se voyait dépérir à chaque nouvelle quinte de toux.

A l'avant on distinguait un couple arborant des mines heureuses et paisibles. L'homme au volant était coiffé d'une crinière épaisse blonde-cendrée et bouclée qui lui recouvrait les oreilles et une partie du front. Des sourcils drus surplombaient deux yeux bleus bordés de courts cils quasi-invisibles. Un petit nez étroit était planté au milieu des deux petites mers et une bouche fine étirée en un large sourire révélait ses dents jaunies par la cigarette. Sa peau rougie, typique des blonds, luisait légèrement due à la chaleur étouffante de la voiture. Sa main gauche, posée sur le volant, était vierge de tout anneau et chacun de ses gestes semblait lascif et fatigué. La droite caressait doucement une petite main fine aux ongles écarlates qui se rattachait à un bras long et mince dont la propriétaire somnolait, le visage posé contre la vitre et son autre maintenant affectueusement son ventre proéminant. Elle était clairement plus jeune que son compagnon : ses cheveux cacao s'attachaient à l'arrière de sa tête en un chignon savamment étudié. Son visage ne montrait aucune ride et ses oreilles arboraient avec fierté trois piercings différents, reste d'une époque rebelle à présent révolue. Elle était au sens propre du terme, fragile.

A l'arrière du break souffrant se tenaient deux autres filles. Une avait le visage déterminé de la gamine de cinq ans prête à faire une bêtise dans son siège auto tandis que l'autre tentait vainement de détacher ses yeux des mains jointes des adultes à l'avant. Nous arrivons au début de notre histoire.

Blanche Rodin avait à ses pieds un unique sac. Elle le détestait. Moins le sac que ce qu'il représentait. De temps à autre, elle y jetait un regard morose et réalisait que sa vie pendant le prochain mois et demi y était entassée. Un seul sac, prêt en moins d'un quart d'heure. Un sac polochon bien entretenu à l'exception d'un trou de mite dans la poche intérieure. Un trou béant dont nul ne connaissait l'existence sauf Blanche. Son père lui avait annoncé le matin même qu'ils partaient tous ensemble en vacances sur la côte d'azur. Elle n'avait pas eu le temps d'inventer une excuse pour éviter deux mois à la plage avec sa belle-mère, sa demi-sœur et un père qui lui était aussi étranger que les deux protagonistes précédents. Du haut de ses dix-huit ans, Blanche portait bien son prénom. Le portrait de son père lui avait on répété. Les mêmes boucles serrées blondes, les sourcils épais assortis, les yeux bleus identiques...tout sauf la taille, qu'elle avait hérité d'une mère relativement courte sur pattes.

Son expression impassible était célèbre parmi ses camarades et sa famille. Froide, distante, indifférente, elle fixait le geste tendre en cours de déroulement pendant plusieurs minutes avec rigidité en usant de son calme souverain. Sa mère l'avait surnommée « Fort Knox » ce qui lui valait un soupir exténué que seuls les adolescents savent produire. Elle n'était pas jolie pour ainsi dire. Son petit nez étroit semblait perdu entre les grands yeux qui voyaient tout, n'étant dissimulés nullement derrière de longs cils mais par des lunettes rondes à monture noire épaisse. Sa petite bouche en cœur avait un aspect sévère qui la vieillissait et sa tête ronde reposait sur un cou albâtre, long et fin. Les pièces, eussent-elles été détachées, auraient été laides. Cependant l'assemblage savant de chacune d'entre elles donnaient à Blanche une drôle de beauté glaciale et inabordable.

La valse des coussinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant