Chapitre 1

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Jamais le chemin de la maison n'avait paru aussi long. Le lycée se situait à une quinzaine de kilomètres, niché au milieu des arbres, au fin fond du Sud Ouest. Emilia Aeby vivait avec son père depuis six ans. À l'époque, sa mère l'avait ramenée de Saint-Louis, a la frontière de la Suisse son pays d'origine et l'avait laissée chez son ex-mari, prétextant une "envie de prendre un peu l'air". Emilia et Patrick, son père, n'avaient plus jamais eu de nouvelles depuis.

Ce n'était pas un drame. La vie dans les Landes avait fini par devenir agréable. Elle s'était faite des amis, avait un adorable beagle : Lip, et s'était même trouvé quelques points communs avec son géniteur.

Patrick était très taciturne, préférant son petit salon avec sa vieille télévision et ses livres photos que les gens en général. Il évitait les contacts, et n'avait jamais mis un pied à l'école, au collège ou au lycée de sa fille, la laissant se débrouiller "pour forger le caractère". Mais Emilia était persuadée qu'il confinait une vieille angoisse suite au départ de son ex femme. Ou autre chose peut être, elle n'avait jamais osé le lui demander.

Leurs rapports étaient très limités, ils se parlaient rarement, n'ayant que peu de choses à se dire. Et l'un comme l'autre, détestaient parler pour combler un silence. Emilia avait vite pris l'habitude d'allumer la radio dès qu'elle franchissait la porte, juste histoire que la maison ne semble pas trop paisible.

Mais ils s'aimaient. D'un de ces amours trop fragiles pour être exprimés. Emilia avait souvent surpris Patrick en train de l'observer, un sourire ému aux lèvres, comme s'il était content qu'elle soit là, mais naturellement jamais il n'aurait eu l'audace de le formuler. Chaque samedi, il lui faisait des röstis, son plat préféré qui lui rappelait la Suisse et lui racontait quelques souvenirs du temps où il était avec sa mère.

Mais Patrick avait, du plus loin qu'elle s'en souvienne, une fâcheuse tendance à être ivre à n'importe quelle heure de la journée. Du whisky principalement, dans un verre, avec un peu de glace. Son verre, il le vidait, le remplissait, le vidait, inlassablement, toute la journée. Et il continuait sans doute longtemps après qu'elle s'endorme.
Elle avait toujours tout fait pour le dissimuler, par peur qu'on la renvoie chez sa mère qui n'avait, de toute évidence, aucune envie de la récupérer sous son toit.
Alors elle multiplia les mensonges, tout était bon pour que personne ne comprenne pourquoi Patrick n'était jamais aux réunions, ne venait pas aux spectacles de l'école et refusait de voir ses profs.

Depuis quelques temps, Emilia avait remarqué que la situation empirait, il lui devenait plus qu'indispensable de se trouver de quoi boire, de quoi se défoncer allègrement jusqu'à ne plus avoir conscience de rien.
Il avait même commencé à prendre toutes sortes de petites pilules. Et sortait parfois de la maison, sans explication aucune, sans doute pour aller en trouver.

Cela faisait quelques mois que c'était devenu récurrent : en rentrant du lycée, elle le trouvait allongé dans le petit jardin, inconscient ou parti pour quelques heures pendant qu'elle l'attendait, morte d'angoisse à l'idée que quelqu'un comprenne enfin ce qui se passait en voyant Patrick déambuler dans le village, réclamant de quoi boire.

En partant, sa mère leur avait laissé une grosse somme d'argent, Patrick qui travaillait depuis vingt-deux ans dans la même petite entreprise de bois, avait fini par tout arrêter et vivre aux dépens de cet argent, qui se dilapidait lentement.

Aujourd'hui, le chemin était donc excessivement long. Les angoisses empiraient chaque jour et Emilia voyait toujours les mêmes images défiler dans sa tête, si jamais quelqu'un découvrait la vérité.
Le bus se gara a l'arrêt minuscule, devant l'entrepôt où les enfants du quartier le plus proche, aimaient venir se défouler où se faire peur le week-end.
Elle attendit qu'il disparaisse au virage du fond de l'allée et se mis aussitôt à courir. La maison était au bout du petit sentier, cachée derrière un gros bosquet. Elle le contourna et se rua dans le jardin. Tout avait l'air calme, l'antique fourgonnette de Patrick était à sa place, aucun corps étalé sur l'herbe, la porte était entrouverte.

Elle entra sur la pointe des pieds, soucieuse de ne pas réveiller son père, puis se figea dans l'entrée.
Sur son fauteuil préféré près de la fenêtre, était confortablement installé un inconnu. À ses pieds, Patrick, du sang souillait son crâne presque chauve, sa précieuse bouteille brisée près de son oreille.

Avant qu'elle n'ait le temps d'esquisser un geste pour s'enfuir ou d'observer l'inconnu plus attentivement, elle sentit un coup sur l'arrière de son crâne et s'effondra.

FuirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant