Chapitre 2

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L'obscurité peut être si envahissante, si opaque qu'elle semble envelopper l'âme toute entière. Une vie peut être absorbée par ce noir total, et à ce moment-là, plus rien ne pourra jamais exister.

Emilia sentait une douleur intense à l'arrière de son crâne, comme si quatre poignards la frappaient continuellement, en s'enfonçant chaque fois un peu plus dans sa peau. Sans ouvrir les yeux, elle y porta une main et sentit un liquide poisseux couler lentement sur sa nuque. Son bras gauche semblait avoir été lacéré, elle avait dû tomber sur un gros bout de verre.
Elle tenta de se redresser sur ses coudes mais se rendit subitement compte qu'elle était déjà assise sur quelque chose de mou. Terrorisée par ce qu'elle allait voir, elle ouvrit les yeux.

Une voiture. Devant, était assis l'inconnu qui avait assommé son père (elle refusait de croire qu'il était mort). Il ne l'avait pas ligoté mais roulait excessivement vite. Elle évalua en une fraction de secondes ses chances de survie. Si elle sautait, elles étaient inexistantes. Il lui serait impossible de sauter et d'atterrir en assez bon état pour fuir sans se faire rattraper.

Ses ongles étaient crispés sur son siège, et elle ne sentait plus rien là où était normalement placé son estomac. Son corps n'était plus qu'une coquille vide, le reste avait dû être absorbé par le noir et la peur.

C'était si étrange, elle avait beau hurler de toutes ses forces, aucun son ne franchissait ses lèvres. Elle était piégée, son corps entier crispé sur ce siège mou, s'enfonçant lentement en en ayant à peine conscience. Et cet homme devant, cet homme qui ne daignait même pas se retourner pour se présenter et lui dire pour quelle foutue raison il avait fait ça. Quelle indécence, quel foutage de gueule.

Emilia avait dû finir par laisser échapper quelque chose, un cri, un gémissement ou peut être une phrase. N'empêche qu'il a fini par se retourner à moitié.
Elle discerna enfin une partie de son visage. Sous sa casquette, quelques mèches blondes. Des yeux noirs. Des sourcils longs et foncés. Un nez excessivement droit et un col roulé noir. Ça cadrait plutôt bien avec l'idée du criminel. S'il avait été grassouillet et plein de jolies fossettes, elle lui aurait ri au nez. Ou elle aurait pleuré. Comment savoir puisqu'il était aussi blond et mince qu'on pouvait l'être?

Elle attendit qu'il prononce quelque chose. Une menace, une excuse, un juron, un ordre ou une parole qu'il aurait voulu rassurante mais qu'il ne le serait clairement pas vu le contexte. Mais rien, il se détourna et se concentra de nouveau sur la route.

Aucun des deux ne dit le moindre mot. Elle qui était si grande gueule, disait-on, se sentait vidée. La peur la quittait peu à peu pour ne plus laisser place à quoi que ce soit. Plus ils croisaient arbres, vaches et panneaux, moins elle se sentait capable de ressentir quelque chose. Alors elle se taisait, comme lui qui ne lâchait toujours pas la route des yeux.

Le trajet sembla s'éterniser. La nuit était tombée depuis longtemps. Mais Emilia ne dormait pas, ses yeux restaient écarquillés, ses doigts toujours enfoncé dans la chair de son siège, sa bouche hermétiquement close. Elle pensait souvent à crier, appeler à l'aide, ils passèrent un nombre incalculable de feux, de passages piétons, avec des gens qui marchaient, faisaient leurs courses, riaient. Sans savoir qu'à à peine six mètres d'eux, une fille était prisonnière.
Mais à quoi bon? Le temps qu'ils comprennent que ce n'était ni une blague ni un mensonge, ils seraient déjà loin. Et même s'il prévoyait de la tuer, la violer, la séquestrer, en échange d'argent, d'amour, de haine, elle comprenait peu à peu qu'elle n'en avait plus rien à foutre.

La vie était de toute manière déjà sombre, déjà merdique, c'est pas une dizaine de flics en retard, une assistante sociale et une psychanalyse à vie qui allaient arranger les choses.

Tout sera toujours moche.

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