Chapitre 1.2

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Quelques heures plus tard, tandis que le crépuscule emportait avec lui les dernières lueurs du soleil, Bargald s'en allait retrouver ses enfants d'un pas décidé.

Les quatre jeunes nobles s'étaient réunis dans une cour ouverte sur un jardin à la végétation luxuriante. Le climat doux de leur île en faisait un récif paradisiaque, où les fleurs et les arbres tropicaux cohabitaient au sein de chaque propriété. Là, entre les palmiers, les acacias et les gazouillis des oiseaux en chasse, leurs éclats de voix troublaient le calme nocturne.

Le duc s'immobilisa, dissimulé dans l'ombre, pour les observer avec une tendresse teintée d'angoisse.

Aron, son aîné, faisait les cent pas en maudissant Visars Virdemis. La scène le ramena au souvenir de son propre père, un homme irascible dont les accès de colère avaient souvent eu pour origine sa profonde inimitié envers les Lorsisains. Un trait de caractère dont avait hérité Aron, outre une franche ressemblance physique. Le jeune homme passa la main sur son front jusqu'à ses cheveux châtains coupés courts. De haute stature et doté d'une musculature acquise à force d'entraînements intensifs, il excellait dans l'art de la guerre.

De deux ans sa cadette, Giorda arborait la longue chevelure brune ondulée des Carmidor, mais ses yeux en amande d'un bleu profond lui venaient de sa défunte mère. Les lignes finement sculptées de son visage lui conféraient une sévérité et une assurance impropres à une jeune femme de vingt-et-un ans ; un effet accentué par ses sourcils, deux serres aussi tranchantes que ses opinions. Et lorsqu'elle étirait ses lèvres en un petit sourire moqueur, sa moue suffisante semblait lancer un défi au monde entier.

Assis à ses côtés, Dorio écoutait ses deux aînés s'interroger sur la présence de Visars Virdemis à Corance. La peau hâlée, des traits doux soulignés par une barbe de quelques jours, des mèches châtaines en bataille effleurant ses épaules, il n'hésitait pas à jouer de son charme nonchalant pour acquérir ce qu'Aron et Giorda obtenaient par la menace ou la ruse. Une certaine malice se dégageait de ses yeux noirs, malice décuplée dès lors qu'il les tournait vers sa grande sœur.

Giorda n'avait qu'un an lorsque Dorio était venu au monde. Une naissance marquée du sceau de la mort puisque leur mère, Sollisa, avait succombé en couches.

Mais trois ans plus tard, la dernière-née de Bargald Carmidor agrandissait la fratrie : la timide Idissa, bâtarde née d'une servante sarouhanne de la noble famille.

Le visage poupin, la peau très mate, des cheveux noirs tombant en cascade jusqu'au creux de ses reins, la métisse partageait cependant avec sa demi-sœur les traits droits et volontaires hérités de leur père. C'était bien la seule chose qu'elles avaient en commun ; si Aron et Dorio entretenaient peu de liens avec leur puînée, Giorda, elle, la méprisait depuis leur plus tendre enfance.

Bargald ne pouvait guère le lui reprocher ; le monde était ainsi fait. Il y aurait toujours un fossé entre sa fille naturelle et ses enfants légitimes.

Et pourtant, si le duc s'était résolu à renvoyer la mère d'Idissa au Sarouha afin d'éviter que le scandale n'éclabousse trop sa famille, il lui aurait été impossible de se séparer de la chair de sa chair, quand bien même ne pourrait-elle jamais porter son nom. Sur les terres émergées, cet honneur était réservé aux enfants nés de femmes mariées.

Bargald se racla la gorge. Ses héritiers se turent aussitôt.

D'un claquement de doigts, Dorio ordonna à un domestique d'apporter un siège supplémentaire, puis le congédia d'un signe de tête.

Le patriarche y prit place. Les lueurs rougeoyantes que projetaient les braseros sur son visage lui conféraient un air des plus graves.

— Je suppose que vous savez déjà ce que Visars Virdemis m'a annoncé aujourd'hui.

— Tout le monde ne parle que de cela, confirma Aron. Le roi tente de sauver ce qui reste de la maison Arvagna.

— En se mettant à dos toutes les grandes maisons estaliennes. Très ingénieux, railla Dorio.

Sceptique, Giorda claqua la langue.

— Dorio a raison, commença-t-elle, c'est absurde. D'autres solutions s'offraient à eux : ils auraient pu chercher à contracter un prêt, ou un mariage, ou les deux, avec les Virdemis ou avec nous. Si la fille de Todvis avait épousé le neveu du duc de Lorsis, ou même Aron...

— Mais ils ne l'ont pas fait, coupa sèchement l'intéressé.

— Justement, pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? insista la jeune noble. Pourquoi ne pas avoir tenté de s'allier avec nous ?

— Parce qu'ils nous craignent, s'exaspéra son frère aîné. Le lapin n'essaie pas de s'allier avec le loup, même si le loup trouve que c'est une bonne idée.

— N'y a-t-il aucun moyen de faire entendre raison au lapin ? s'interrogea Dorio, un demi-sourire aux lèvres.

Idissa étouffa un rire nerveux.

— Le roi a toujours considéré les Estaliens comme ses ennemis : ce qui se passe aujourd'hui en est la preuve, maugréa leur père. Cela me coûte de le reconnaître, mais le temps de la négociation est révolu.

Cette révélation eut l'effet d'un glas. Le silence se fit ; seuls le crépitement des feux et les stridulations des insectes troublaient le calme de la nuit. Après une minute d'hésitation, Idissa le rompit de sa voix suave :

— Ainsi, Corance est en guerre...

— En effet, regretta Bargald. Nous sommes en guerre.

Ses enfants inclinèrent la tête, prenant acte de sa déclaration.

— Qui mènera nos troupes au combat ? le questionna Aron.

— Moi, trancha le duc d'un ton sans appel.

Un brouhaha s'éleva, enchevêtrement de protestations inquiètes.

— Père, avec tout le respect que je vous dois, votre place n'est plus sur le champ de bataille. Permettez-moi de commander notre armée : je porterai nos couleurs avec honneur et je vous rapporterai la victoire.

— Là n'est pas la question. J'ai toute confiance en toi et c'est pour cela que je souhaite que tu restes à Corance.

— Ce sont les hommes jeunes qui doivent se battre, pas les hommes accomplis ! Laissez-moi au moins vous accompagner, insista son héritier.

— Ce n'est pas encore ta guerre, mon garçon ! rugit le duc. Ma décision est prise.

Aron bouillait d'indignation, mais il se contint. Des rides barraient le front de Dorio : Bargald devinait sans mal qu'il partageait l'opinion de son frère.

Affichant une sérénité de façade, Giorda s'enquit avec douceur :

— Dans ce cas, qu'attendez-vous de nous ?

Le duc posa sur elle ses prunelles abîmées par les atrocités dont il avait déjà été témoin.

— Si les choses tournaient mal, je veux que vous me désavouiez et que vous prêtiez allégeance aux Arvagna. Même si nous perdons la guerre, elle les aura trop affaiblis pour qu'ils puissent se permettre de refuser votre serment. Ils vous épargneront.

— Plutôt avaler une épée tout entière ! cracha Aron.

— C'est précisément ce qui arrivera à chacun d'entre vous si vous ne le faites pas, menaça le duc. Il n'est pas seulement question de votre survie ou de votre honneur : si j'échoue, vous serez le dernier rempart entre notre île et les Arvagna. Quoi qu'il puisse vous en coûter, vous ne devez pas les laisser détruire notre nom.

Aron ravala un cri de rage. Dorio et Idissa encaissèrent le coup sans broncher, incapables pour l'heure d'envisager le pire. Bien consciente que la victoire n'avait rien de certain, Giorda frémit. Elle plongea ses iris océan dans ceux de son père.

— Quoi qu'il puisse nous en coûter, jura-t-elle. Je vous le promets.

Le duc se releva, imité par ses quatre enfants. Un à un, il les serra dans ses bras dans un élan d'affection qui ne lui était guère coutumier.

Comme un rituel, comme si les mots avaient le pouvoir de terrasser leurs ennemis, les Carmidor déclamèrent la devise de leur maison.

« Il n'est nulle gloire sans nom. »

Les Carmidor - T1 : Trahir et Survivre [Édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant