Chapitre 2.3

1.5K 249 153
                                    


Il n'était pas dans les habitudes de Bargald Carmidor de troubler le repos des morts pour un autre motif que celui de les honorer. Rien que le claquement de ses talons sur la pierre froide, dont l'écho se répercutait sur les voûtes et les colonnades vieilles de près d'un millénaire, lui donnait le sentiment de commettre un sacrilège. Dans le tombeau labyrinthique, l'air était si frais qu'il lui arracha un frisson, comme pour lui confirmer qu'il n'était pas le bienvenu en ces lieux.

Après tout, le duc de Corance déambulait dans le caveau des Virdemis. Pourtant, qu'importe les morts : les vivants avaient des comptes à régler.

Bargald pressa l'allure en apercevant la silhouette de Visars Virdemis. Bien qu'il l'ait entendu approcher, le Lorsisain lui tournait le dos, plongé dans ses pensées. Face à lui, disposé dans une alcôve, un cercueil de pierre semblable à tous les autres. De ses doigts noueux, il en caressa la plaque gravée du nom de son lointain ancêtre. Les lueurs tremblotantes des torches creusaient ses joues et assombrissaient ses orbites, conférant à son visage une apparence squelettique. Lorsqu'il ouvrit la bouche, ce fut un son rocailleux et inhabituellement grave qui en sortit.

— Je ne connais même pas son histoire. J'ignore qui il était, ce qu'il a fait et laissé derrière lui.

Il se retourna et toisa Bargald.

— Tout ce que je sais de lui, c'est son nom. Et il en va de même pour la plupart des hommes et des femmes qui reposent ici.

Le duc de Corance croisa les bras, dévisageant son interlocuteur. Le Lorsisain savait pourquoi Bargald était venu : sa mâchoire serrée témoignait de sa frustration.

— Il y a bien trop de morts ici pour que vous puissiez tous les connaître, remarqua le Corancien d'une voix atone. Beaucoup trop, et depuis beaucoup trop longtemps.

— Il n'y a même plus de morts ici. Juste des os et des noms.

Des os, de la poussière : c'était tout ce qui restait des Virdemis inhumés dans la crypte. On n'y avait plus conduit la moindre dépouille depuis plusieurs siècles ; après avoir cédé Virda aux Arvagna, ses aïeux avaient rebâti un tombeau à Lorsis, leur nouvelle place forte.

Alors, maintenant que le duché de Lorsis avait repris la capitale, Visars venait annoncer à ses ancêtres qu'ils reposaient à nouveau dans une terre appartenant à leur famille. Tous les renards avaient regagné leur terrier.

— Vous n'êtes pas là pour parler des morts, lâcha Visars.

La mine sombre, Bargald lissa sa barbe d'une main nonchalante.

— Vous savez, ma fille Giorda m'a demandé pourquoi les Arvagna n'avaient jamais tenté de s'allier à votre famille, ou à la mienne, par le mariage. C'était il y a un an, lorsque vous êtes venu à Corance.

De mauvaise grâce, le duc de Lorsis hocha la tête.

— Je n'ai pas réellement su lui répondre à l'époque et je n'ai pas davantage cherché à élucider ce mystère. J'étais convaincu que Todvis nous méprisait trop pour nous faire un tel honneur. Pourtant, elle avait mis le doigt sur quelque chose d'important.

Des accents de colère poignaient dans ses paroles, mais il poursuivit son récit avec calme.

— J'ai enfin trouvé la véritable réponse à sa question. Bien sûr, vous la connaissez mieux que moi.

Rapace tournoyant autour de sa proie, le duc de Corance se mit à faire les cent pas.

— Todvis m'avait écrit. Il voulait unir les Arvagna et les Carmidor en mariant sa fille à mon héritier.

Incapable de se contenir plus longtemps, Visars nuança d'une voix mauvaise :

— Croyez-moi, cette alliance vous aurait coûté aussi cher que l'impôt que Todvis comptait nous extorquer.

Hors de lui, Bargald fondit sur lui.

— Cela, Lorsisain, j'aurais été très disposé à l'entendre si seulement vous n'étiez pas un fieffé menteur !

— Ne me traitez surtout pas de menteur.

— Et pourquoi donc ? Vous avez ordonné à cet imbécile de Moerl Tasquin de détruire la lettre de Todvis, puis vous avez falsifié mon sceau pour refuser son offre en mon nom ! Quel genre d'homme s'abaisse à de si viles manigances, si ce n'est un menteur ?

Un masque d'ire déformant ses traits, le duc de Lorsis n'eut pas le temps de riposter.

— Traître, félon, parjure.

La bouche de Visars se tordit.

— Qu'auriez-vous fait à ma place ? Je ne pouvais pas laisser deux grandes maisons s'allier et encercler mon duché de la sorte ! Cela aurait représenté une menace trop grave pour Lorsis. Les Arvagna se seraient servis de vous comme d'une arme dirigée contre moi !

— Je ne vous aurais pas trahi, Visars, je ne suis pas comme vous !

Le duc de Lorsis se mura dans le silence alors que les paroles du Corancien résonnaient dans la crypte.

— J'ignore si vous saviez ce que vous étiez sur le point de provoquer, acheva Bargald avec amertume. Toujours est-il que, par votre faute, les Arvagna ont cru que nous nous liguions contre eux ; par votre faute, l'Ouest s'est senti en danger et a pris des mesures coercitives à notre encontre. C'est à cause de cela que nous sommes entrés en guerre.

Il brandit un index accusateur.

— Que les dieux m'en soient témoins, martela-t-il, jamais je ne vous aurais suivi si j'avais su ce qu'il en était.

— Ce n'est pas moi que vous avez suivi. Vous avez juré allégeance à Rehard.

— Il ignore tout de vos manigances, n'est-ce pas ? devina l'insulaire.

L'oncle du roi opina.

— Évidemment, ricana le Corancien. Voilà pourquoi seul lui pouvait coiffer la couronne : vous vous êtes sali les mains pour que les siennes restent blanches.

Un sourire sans joie étira les lèvres fines de Visars.

— Le savoir et le pouvoir sont les deux tranchants d'une même épée, énonça-t-il. Mais parfois, cette épée peut se retourner contre vous. Parfois, l'ignorance est un bouclier.

Cette constatation arracha un soupir désabusé au duc de Corance. Une minute s'écoula dans un silence de plomb.

— Votre secret répugnant restera dans ce tombeau, capitula-t-il. Je ne ferai rien qui puisse menacer le règne de votre neveu. S'il doit devenir le complice de vos manigances, sachez que ce ne sera pas de mon fait. Vous avez ma parole.

Sur cette promesse, il tourna les talons, lorsque la voix de Visars résonna dans la sépulture.

— Vous vous cachez derrière votre rage pour ne pas admettre la vérité : le menteur, c'est vous.

Le duc de Corance s'immobilisa.

— À ma place, vous auriez fait la même chose que moi, insista le Lorsisain. Parce que si vous ne l'aviez pas fait, c'est votre terre et votre famille que vous auriez trahies. Au fond de vous, vous savez très bien que votre île passe avant votre parole ; je vous ai bien moins menti que vous ne vous mentez à vous-même.

Les poings de Bargald se serrèrent. Sans un mot, il se dirigea vers l'escalier, résolu à ne pas offrir au Lorsisain la satisfaction de voir qu'il l'avait atteint.

L'insulaire émergea de la crypte. Les rayons du soleil levant le cueillirent au visage : un nouveau jour, une nouvelle ère.

Une ère que Visars et lui avaient instituée.

Une ère qu'aucun d'eux ne méritait de connaître.

Les Carmidor - T1 : Trahir et Survivre [Édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant