Prologue

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An 1297 après l'Engloutissement

Un cri aigu résonna dans le palais de Virda. Un cri attendu depuis des mois ; un cri vibrant et fragile, à la fois espéré et craint. Un cri reconnaissable entre mille pour la reine Morgat.

Le deuxième enfant du roi venait de naître.

Hélas pour la reine, il ne s'agissait pas du sien.

La jeune femme inspira profondément. Âgée d'à peine vingt-deux hivers, elle vivait depuis plusieurs années dans le royaume de son mari, Todvis, un monarque du sud que son père avait choisi pour elle.

Un royaume et un mari qui ne seraient jamais siens.

Morgat posa ses mains sur le rebord de sa fenêtre, qui découpait en ogive l'horizon de collines roussies par les prémices de l'été. La seule teinte ocre des champs, autrefois verdoyants, lui noua la gorge : le duché de Goragna déclinait, et avec lui, la maison Arvagna.

Les trop nombreuses sécheresses causeraient la ruine de la famille de son époux, Morgat le savait.

Elle ferma les yeux. Le baiser glacé de la pierre sous ses paumes la ramena cinq ans plus tôt, dans les plaines gelées de son enfance. En cet instant, la Scorvège, la contrée la plus froide du monde, lui paraissait cent fois plus hospitalière que la Rubisie. La chaleur moite de sa capitale l'étouffait comme pour lui rappeler sa condition d'étrangère.

L'écho lointain des pleurs du nourrisson l'arracha à ses souvenirs. Ses paupières battirent et ses iris bleu pâle rencontrèrent l'éclat aveuglant du soleil printanier.

Elle s'approcha d'une petite bassine disposée sur une table ouvragée. Évitant le reflet épuisé que lui renvoyait son miroir, elle plongea un linge dans l'eau tiède et tamponna son visage. Ses doigts humides glissèrent dans ses longs cheveux blonds, moins pour les dénouer que pour les décoller de sa nuque moite, puis elle quitta les appartements conjugaux.

Morgat traversa le palais sans prêter attention aux courtisans qui s'inclinaient sur son passage. Les sourires hypocrites se succédaient. Nul n'ignorait sa disgrâce : contrainte d'accepter la présence d'Illinor Octambre, la maîtresse royale sur qui reposait l'espoir d'une descendance masculine, sa fierté ne tenait plus qu'à sa couronne.

Elle n'avait su donner qu'une seule fille au roi, qui approchait de la quarantaine : un héritier devenait une nécessité pressante.

— Ma reine, susurra un jeune noble tandis que claquait sa cape noire.

Morgat serra la mâchoire. De tous les rictus effrontés, celui de Rehard Virdemis la révoltait plus que nul autre. Du haut de ses dix-neuf ans, le neveu du duc de Lorsis avait l'audace de la dévisager avec un savant mélange de moquerie et de concupiscence.

— Quelle belle journée, ne trouvez-vous pas ? articula-t-il avec condescendance.

La langue chantante parlée dans le royaume de son époux recelait encore de nombreux mystères pour la Scorvégienne, mais elle avait bien vite appris à déceler la tonalité du mépris rubisien.

— Radieuse, ironisa-t-elle de son accent rocailleux. Vous devriez en profiter pour prendre l'air.

Les lèvres de Rehard s'étirèrent avant qu'elle ne s'éloigne de l'insolent.

L'insolence. Voilà bien ce qui caractérisait les Virdemis et leurs alliés, les Carmidor, que le commerce maritime enrichissait depuis plusieurs décennies. Les deux clans estaliens n'avaient jamais été aussi influents.

Influents et dangereux.

Morgat arriva devant la chambre de la maîtresse royale. Elle se composa une mine effacée, indéchiffrable, pour dissimuler les battements effrénés de son cœur, puis entra d'un pas altier.

Les Carmidor - T1 : Trahir et Survivre [Édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant