CHAPITRE TROISIÈME — QUAND LE MONSTRE DÉVORE
octobre 1941
Il était là.
Ils étaient là.
En face de moi, dans l'entrebâillement de notre petite porte en fer, vêtus de leurs uniformes kaki, brandissant fièrement leurs bandeaux rouges attachés au bras gauche. Il me regarda, cherchant quelque chose au fond de mes yeux. Pourtant, rien ne s'y dissimulait, immobile, j'étais indéchiffrable. La tête haute, les muscles tendus. Digne, je gardais dans mon âme la liberté précieuse qu'est celle du cœur : d'aimer qui je voulais, toi. Jamais ils n'arriveront à m'arracher ce sentiment, il était impossible de dissocier être et physique, si ce n'est par la mort. Pour cela, il leur faudrait me tuer. Cependant, là n'était-ce pas leur unique souhait ? Nous assassiner ? Dévorer ce bétail, jugé impur ? Ce au risque d'égorger des enfants dans leurs berceaux et de mettre les campagnes et villes en feu ?
Mes poings se fermèrent légèrement, blanchissant mes phalanges. Mimique d'une figure guerrière, animée par une idée : au moins, nous mourrions ensemble.
Bloquée dans mon propre corps, j'édifiai une structure vivante d'opposition à des valeurs que je ne pouvais concevoir. À l'horizon, je voyais se profiler la mort, que je savais issue. Il m'était plus doux de m'endormir éternellement avec mes convictions, plutôt que de vivre soumise à celles d'un autre. Un berger qui guiderait ses moutons dans la bêtise et la monstruosité. Illustration des seigneurs d'autrefois, il me tenait de défendre les miens. Ma responsabilité était de protéger la magnificence de la diversité humaine qui ne pourrait céder face une unique personne qui se prétendrait supérieur à la masse d'individus que nous étions.
— Bonjour Gabrielle.
Cette voix, j'aurais aimé pouvoir l'oublier, ne jamais revoir l'homme qui la possédait. Après tout, à mes yeux, il était porté disparu parmi les morts qui avaient vendu leurs consciences.
Engloutie dans un rêve éveillé aux tensions cauchemardesques, je n'osai pas me retourner pour te chercher du regard. Etais-tu dans la chambre, cachée dans le noir ? Il me paraissait impossible que tu ne les eusses entendus, ou ne serait-ce que vu, à travers les fenêtres. Les passants eux-mêmes n'ignoraient pas ce cortège funèbre qui leur avait fait quitter la rue. Encore une arrestation, disaient-ils. Les murmures grandissaient, empoisonnant l'air. Les questionnements se formaient, sans pour autant aboutir. Comment envisager l'inconnu ?
Les pieds enracinés dans le sol en bois de notre salon, j'entendais mon âme hurler sa haine, essayant de toucher la tienne pour te demander de fuir dans une dernière supplique.
Si tu parvenais à rejoindre la lumière du jour, te ferait-il revenir dans l'obscurité ?
Il fit un pas en avant, posant son pied sur le parquet de notre petite demeure, m'obligeant, sans même un contact, à me reculer. Il savait que je redoutai sa proximité, que l'image froide de son visage cadavérique et amaigri n'avait pas sa place chez les vivants, chez moi. Pourtant, il posa sa main sur la porte que jusqu'à présent je tenais entrouverte, pour, à l'aide d'une impulsion, l'ouvrir brusquement. Un sourire se dessina sur ses lèvres laides, d'enfant qui avait grandi dans la souffrance. Il était fier de m'avoir fait sursauter. Il jouait de ma terreur, la percevant à la manière d'un animal traquant sa proie.
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Gabrielle | Coupable d'aimer
Исторические романы1928, Pour la première fois, tu m'avais dis "je t'aime". 1933, Pour la première fois, nous avions peur de nous perdre Cyclique. La vie était cyclique. Frissons. Tu fis pression sur mon bras. Réalité. Ce contact me transmit ton inquiétude. Celle-ci s...