SOUFFRIR, C'EST SOURIRE TOUT LE TEMPS
Anne
CHAPITRE QUATRIÈME — UN VOYAGE EN TRAIN
octobre 1941
Une larme après l'autre, mon être se relâcha enfin, retrouvant son humanité qui, pendant cet instant apeuré, s'était retirée. Depuis qu'ils nous avaient séparées, je ne cessais de penser à toi, Gabrielle, et à ce qu'ils t'avaient fait. Je te revoyais au sol, une traînée de sang coulant lentement sur le côté de ton crâne, qui, après ce choc, avait pris une couleur bleuâtre, symbolisant à quel point ta peau était sensible.
J'aurais pu me débattre, essayer de te rejoindre, te serrer dans mes bras, vérifier que tu allais bien. Cependant je n'avais rien fait. Je m'étais contenté de t'observer, impuissante face à ces monstres, et je n'avais pu prononcer qu'un euphémisme, un fragment, de mes songes. Comment un « je t'aime » aurait-il pu exprimer ce que je ressentais ? Qu'aurais-je dû faire ? Dire ? Penser ? Serais-je morte si j'avais résisté ? Que t'auraient-ils fait ?
Une à une, j'observai les personnes autour de moi, alignées en files indiennes dans cette gare qui avait perdu son luxe d'autrefois. Chacun de ces êtres avait le visage pâle des cadavres, certains cachaient leurs yeux gonflés, d'autres, comme moi, s'abandonnaient ouvertement à leur profond chagrin, enfin, quelques-uns, des bagages aux mains, semblaient heureux de respecter la loi. Nous baignions tous dans l'ignorance que mettait en place l'Etat. Les quelques rares journaux ne traitaient pas des arrestations, si seulement on les nommait comme telles. Nous étions plongés dans la peur de l'inconnu, volontairement. Ce sentiment était l'arme de l'oppression du gouvernement. Ainsi, malgré nos personnalités différentes, notre destination était la même. Pourtant, elle nous était étrangère. On la verrait asile, si pour l'atteindre il ne fallait renoncer à tout.
Alors, cette politique séparatrice, qui se voulait isolatrice, rassemblait. Ils ne prenaient en considération que les critères Aryens. Néanmoins, comment envisager de parler de race lorsque nous savions que nous étions tous humains ? N'était-ce pas un même sang, rouge, qu'ils faisaient couler de nos veines ? En quel cas une idéologie pourrait-elle se prétendre souveraine d'imposer aux autres de son espèce une dictature basée sur la suprématie du stéréotype de l'apparence et de l'appartenance ?
J'étais allemande. Mes parents étaient allemands. Qui étaient-ils pour m'éloigner de toi, Gabrielle ? M'accuseraient-ils d'être née ? M'accuseraient-ils d'aimer ?
Mes yeux, troublés par les pleurs, fixèrent le moyen de transport, arrêté sur les rails depuis plusieurs heures déjà. C'était une locomotive, visiblement petite, faite de bois et mal entretenue. Rien que son aspect m'évoquait la mort que je pensai de ce voyage issue. Tremblement. Non. Peut-être nous feraient travailler. Mais dans quelles conditions ? Aurons-nous plus de nourriture que ce que nous parvenions à obtenir depuis 1939 avec les rations ? Y aura-t-il un couvre-feu ? Silence. L'idée de me mentir me traversa, la vie m'offrait de nouveau un mirage, une douce solution, un rêve. Comme dans les jours où l'euphorie de l'alcool rythmait la danse effrénée de mon esprit de survivante, d'endeuillée. Walter, petit frère, toi partit trop tôt, vois-tu des gens revenir de ces périples ? Silence. N'importe. Tout vivant né, existe, et meurt. Me voilà au bout d'une page de ma vie, fatalité à laquelle aucun humain ne peut tourner le dos. Aussi, les meurtriers faisaient des meurtres pour finir morts ; les victimes, elles, avaient le privilège d'une existence moindre, cependant, vides du sentiment de culpabilité qui rongeait les os de ceux qui tuaient jusque dans leur ultime demeure.
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Gabrielle | Coupable d'aimer
Historical Fiction1928, Pour la première fois, tu m'avais dis "je t'aime". 1933, Pour la première fois, nous avions peur de nous perdre Cyclique. La vie était cyclique. Frissons. Tu fis pression sur mon bras. Réalité. Ce contact me transmit ton inquiétude. Celle-ci s...