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    La robe de Rose danse sur les brises de vent. L'adolescente traverse les rues pavées, essoufflée par sa folle course. Un petit panneau en forme de flèche, sur le trottoir, lui indique que la gare n'est plus qu'à cinq-cent mètres. Elle accélère le pas et une fois devant la grande façade du bâtiment, elle pose ses mains sur ses genoux et reprend son souffle longuement.

- Tout va bien, jeune fille ?

Rose se redresse vivement devant l'homme voûté semblant pouvoir se tordre comme un fil de fer, et lui sourit.

- Oui, monsieur, ça va. Pouvez-vous m'indiquer quel est le quai du train venant de Paris ?

- Je suis vieux certes mais je ne m'intéresse pas à toutes les horaires des trains, ronchonne-t-il.

Rose rougit, s'excuse et déguerpit. Dans le hall de la gare, l'ambiance est différente. Des voyageurs s'activent autour d'elle, valises en main, d'autres ont l'air mélancolique, triste ou encore nostalgique. Rose, elle fait un peu tache dans la foule, l'air perdue avec rien d'autre que de l'espoir.

La lettre que ses amis et elle avaient reçu quelques jours plutôt était pourtant claire : « J'suis rapatrié car blessure grave. Je vous raconterais, vous inquiétez pas. RDV dimanche à 17h gare de Vichy. À plus. » Elio et ses "à plus", comme si le monde continuait toujours d'avancer et que lui, après avoir été dans la guerre, il avançait toujours. L'adolescente cherche un quai, n'importe lequel tant qu'elle en trouve un.

- Rose ! Roooose ! appelle soudain une voix féminine.

La fille en question sourit de toutes ses dents, heureuse de voir enfin un visage familier, celui de Line Jones. Rose lui fait une rapide accolade et complimente poliment sa robe.

- Heureuse de te voir autrement qu'en salopette Li'.

Les deux jeunes filles s'aventurent dans la gare, cette fois-ci, Rose est guidée vers le quai 2 que, avec tout ce monde, elle n'aurait pas trouvé seule. Soudainement, un homme en uniforme noir et aux traces de couleur rouges s'arrête droit devant elles, semblable à un tronc d'arbre.

- Que faites vous toute seule, ici ?

- Excusez-nous, mais..., commence Rose.

Line, comme toujours, l'épaule :

- On vient chercher notre ami.

- Vous devez me montrer vos papiers pour aller sur ce quai. Vos noms ? raille le garde.

L'homme s'approche des deux gamines et prend cet air supérieur - si détestable. Derrière son épaule, Rose aperçoit un train entrer en gare et toussote pour avertir son amie qui ne tarde plus à répliquer.

- Coraline et Marie Dupont, filles du commandant Dupont, chargé de diriger le 35ème régiment d'infanterie Est.

Rose se retient de rire ou de pleurer, son amie est si têtue et le garde semble hésiter entre deux choses. Les arrêter ou les laisser passer ?

Il opte pour la deuxième solution à contre-cœur, sûrement. Et Rose et Line s'enfuient victorieuses, mais redoutant le moment où le garde changerait d'avis.

Une marée de têtes casquées et rouges de sang sortent des wagons. Des blessures à en faire des cauchemars, et des larmes sur tous les visages ; les passagers descendent. Impossible de se repérer. Line tente en vain d'apercevoir Elio. Rose hurle à Line :

- On ne va jamais le trouver !

À ces mots, comme un ange tombé du ciel, Rose l'aperçoit. Sa démarche assurée digne de son "à plus", ses fines mains qui ont sûrement déclenchées plusieurs fois la mort de certains, et ses yeux. Ses yeux ! Oh Dieu ! Rose avertit Line et elles courent vers le combattant. Là, sur son crâne, un long tissu blanc et rouge lui entoure la moitié de sa tête et lui cache son œil gauche. Elio les sert contre lui quelques secondes et dit :

- Je... je suis désolé.

Désolé de quoi, Elio ? Les deux filles n'osent pas demander, le garçon semble trop différent.

Line étudie son visage ; des multiples écorchures, des hématomes plus gros que sa paume et seulement un seul œil, qui semble en avoir vu trop. Elle se sent mal, Line, dans sa robe propre, elle regrette sa vieille salopette.

Soudain, Rose lâche un terrible sanglot. Un peu comme un ballon rouge que l'on garde dans sa main et puis, d'un coup, qui nous échapperait. Impossible à retenir. Alors Rose, elle pleure. Elio la prend dans ses bras mais c'est tellement contradictoire ; c'est lui qui revient de l'enfer.

Un peu comme une peinture, les trois adolescents sont immobiles, au milieu de cette foule envahissante à l'odeur boueuse.

Sur le chemin du retour, Line aperçoit le soldat qui les avait interceptés plus tôt. Elle baisse la tête.

- Où est... A...Asa, souffle Elio.

Elio s'il te plaît. Souris. Montre-nous que la Guerre ne t'a pas détruit. Sois, comme toujours, le plus drôle, dis une blague. Je t'en pris, parle avec ta voix rose. Montre nous toujours toujours que tu es le plus fort, que tu n'as jamais tort.

Line adresse un regard plein de tendresse à Elio et dit :

- Asa va arriver. Il avait corvée ménage avec Madame Rudi.

- J'es... j'espère qu'il va... va bien.

Rose essuie une larme sur sa joue et marmonne :

- S'il va bien. S'il va bien ? Pense à toi Elio. Tu vas bien toi ?

ROUGE NUITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant