ROUGE NUIT

- HUIT

L'école n'est plus la même. Madame Rudi, avec la guerre, s'est métamorphosée en une espèce d'harpie hargneuse. C'est moche à voir, et encore plus à entendre. Elle crache des injures terribles sur ses pauvres élèves. Incapable ! Tu es resté en primaire ? Vous n'y arriverez jamais.

Elio fait parti des plus grands de la classe, même si la tranche d'âge est assez large : quatorze à dix-sept ans, alors les reproches de la maîtresse sont encore plus nombreuses. Les journées à l'école sont devenus un cauchemar. De plus, leur apprentissage se résume à le Maréchal Pétain est notre sauveur, c'est lui qui redonnera la grandeur à la France.

Asa, de son côté, passe le temps en pensant à Line. Maintenant certain qu'elle a rejoint un réseau de résistants, il l'imagine sauver la patrie dans des missions dangereuses, brandissant un drapeau tricolore. Il est sorti de ses pensés par le souffle d'une fille à ses côtés. Elle l'étudie, baisse légèrement la tête et répète pour le garçon dans la lune :

- À quoi tu penses ?

Asa soulève ses épaules, l'esprit las. La gamine aux longues nattes brunes repose une troisième fois sa question avant de lancer un regard apeuré vers la professeure se rendant compte qu'elle pourrait se faire punir. Mais son émotion tendre reprend de plus belle quand elle déplace sa tête vers les yeux d'Asa.

- Je suis Laure, j'ai repris les cours hier. Et toi ?

- Asa Ca... Tustin.

- Tu veux bien être mon ami ? demande la fille.

- L'amitié ne se contrôle pas.

Laure écarquille ses paupières et se rassoit correctement sur son siège. Elle ne lui adressera plus la parole de la journée.

Rose a vu toute la fin de l'après-midi ses parents s'apprêter. Sa mère essaye des robes droites ou de cocktail, rouges ou jaunes, avec ou sans ceinture. Son père luit ses chaussures noires et travaille sa coiffure avec de la laque puissante. Une mèche brillante plaquée sur son crâne, il admire son travail. Rose s'autorise à demander à ses parents, une fois qu'ils soient sortis de leur chambre :

- Vous allez où ?

- On ne te l'avait pas dit ? susurre sa mère en touchant d'un doigt son rouge à lèvre.

- C'est une soirée privée organisée par Monsieur Perot, sourit le père.

- C'est une soirée de grandes personnes.

Sa mère ajoute ses mots comme si elle avait peur que Rose veuille les accompagner. La jeune fille souffle :

- Amusez-vous bien, alors...

+ +

Line vérifie son costume une dernière fois. Sa jupe noire tombe parfaitement sur son épais collant et son tablier est repassée. Elle jette un coup d'œil à Jo. Il arbore son sourire narquois et ses épaules sont droites. Line l'imite, elle doit être confiante. Une femme habillée de la même manière que l'adolescente donne ses ordres :

- Toi, va te mettre à l'entrée. Et toi jeune homme attend ici, tiens prend ce plateau et sers les arrivants avec un bienvenue.

Elle court informer un autre groupe de serveurs où ils doivent se placer et s'échappe dans les cuisines.

Line s'approche de l'espèce de petit bureau ouvert de son côté. Debout, elle pose ses mains sur la liste des invités. Puis elle laisse divaguer son esprit sur l'immense salle de fête. Un large espace a été libéré pour la piste de danse. Des tables nappées d'un rouge soyeux sont dressées de verres à pieds et de succulents mets. L'adolescente aimerait ne serait-ce que les sentir. Cela fait des siècles qu'elle n'a pas goûté quelque chose de gourmand.

Un homme âgé s'approche du centre de la salle pour être visible par tous les domestiques de la pièce.

- Il est presque vingt heures. Les premiers ne vont pas tarder. Souriez et servez.

D'un coin de la pièce, Jo fait comprendre à Line qu'il s'agit de Monsieur Perot, l'organisateur de la soirée. Elle n'a pas le temps de tenter lui faire comprendre sa réponse que la porte s'ouvre. Un charmant couple, dont la femme est couverte d'une fourrure blanche impeccable, s'approche de Line et, sans un bonjour, déclare :

- Nous sommes les Dupuis.

- Bonjour, lance Line puis elle glisse son doigt sur sa longue liste de noms, bienvenue. Profitez des rafraîchissements.

Les invités s'enchaînent rapidement si bien qu'une petite queue se forme devant la réceptionniste. Elle les accueille avec le sourire jusqu'à ce qu'elle reconnaisse dans la file d'attente monsieur et madame Dupere. Elle ne bouge plus.

- Jeune fille ? Alors ?

Elle secoue doucement sa tête. La soirée compte être bien plus intéressante que prévu.

Jo fait son job à merveille. Il se sert de son charme pour se faufiler dans les discussions pour servir ses verres de champagne quand il le faut. En quelques minutes, il connaît déjà l'intégralité des goûts des personnes ; Monsieur Grasse aime le citron dans son verre de whisky, Madame Dupere boit que du vin blanc...

Jo repère Line à la réception, les yeux de l'adolescente se ballade entre les différents groupes. Puis, avec étonnement, il l'observe en train d'enlever son tablier blanc. Elle sort un objet de la poche de sa jupe et se l'accroche sur son pull noir. C'est une broche. Puis elle libère l'entrée et se promène entre les invités comme si, elle-même, en était une. Jo laisse apparaître un sourire fier et satisfait. La gamine est plus rusée qu'il n'y croyait.

Line doit éviter les domestiques et les parents de Rose mais sinon son plan se déroule à merveille. Elle se fait passer pour la fille d'un certain commandant Dupont, dirigeant de la 35ème d'infanterie quelque part dans l'est de la France. Alors, des vieux papis et mamies viennent lui demander comment se passent ses études et la complimenter sur sa simple tenue qui fait ressortir son visage.

Qui fait ressortir son visage ? De nos jours, les vieillards ne savent plus ce qu'ils disent.

Elle est soudain intéressée par une discussion à quelques pas d'elle. Un homme en costard fait l'éloge d'une certaine liste remplie de noms de parasites. Pas besoin de réfléchir plus pour comprendre que Line a trouvé la perle. Elle écoute chaque parole se détachant des lèvres brillantes du monsieur. Line sourit presque. Ça y est, ils les tiennent ces informations sur la rafle.