- ONZE

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Rose remue beaucoup sous ses draps humides. Son dos est mouillé et des frissons désagréables lui traversent le corps. Pour la millième fois, elle retourne son coussin pour tenter d'obtenir un peu de fraîcheur. Elle essaye vainement de dormir, car demain elle doit aller à l'école. Mais, sans ses amis, c'est presque inimaginable. Seul Elio et sa gentillesse démesurée l'aident à fermer les yeux. Mais Rose est dénudée de ses sentiments, elle ne parvient plus à comprendre ce qu'il se passe dans son crâne. La jeune fille était pourtant sûre d'une chose, le gouvernement de Vichy a tort, alors pourquoi avait-elle insulté ses amis ? Peut-être, à force de suivre les cours de Madame Rudi ou d'écouter les lourdes paroles de ses parents ?

Elle discerne la lumière de la lune s'infiltrer dans sa chambre et Rose se lève. À travers la vitre encore mouillée de la journée, la gamine découvre un camion s'approcher de sa rue. Elle fronce les sourcils. Rose distingue grâce aux néons blanchâtres de la rue des soldats sortirent de la voiture. Ils sont cinq et armés. Ce n'est pas normal, les pensées sinistres de Rose se mettent à fuser dans sa tête.

La rafle a lieu ce soir.

Deux autres camions s'arrêtent à proximité du premier véhicule et une horde d'hommes se déversent sur les trottoirs. Muette d'effroi, elle n'ose bouger. Elle est persuadée, pourtant, que n'importe quelle personne saine d'esprit aurait couru au dernier étage prévenir le couple juif de l'immeuble. Mais diable, pourquoi ses pieds sont collés au sol ?

Les hommes du dehors arrachent les portes, les fracassent dans un élan de violence. Ils entrent dans l'immeuble en face. Comme une seule personne, ils franchissent les étages et Rose les imagine surprendre les pauvres habitants. C'est calme dans sa chambre mais son esprit semble lui jouer des tours, elle entend des horribles cris à faire pleurer des nourrissons. Rose comprend avec effroi que ce n'est pas dans sa tête mais à quelques dizaines de mètres. La milice ressort avec des femmes en nuisette de nuit, des enfants aux joues mouillées de larmes et une bonne dose de méchanceté.

Tout se passe si vite, les miliciens s'attaquent à d'autres habitations comme s'ils avaient répété ce manège toute leur vie. Rose inspire profondément, frotte ses yeux choqués et se résigne à regarder. Le bruit du dehors suffit amplement pour lui indiquer qu'il y a trop de violence.

+ +

Sur le chemin du retour, Asa et Line paraissent satisfaits. Finalement, les familles seront avertis et partis avant les arrestations. La douceur de la nuit rafraîchit les deux gamins.

Mais, comme si un nuage de malheur flottait sans arrêt au-dessus d'eux, ils perçoivent le léger chuintement d'un moteur de voiture se rapprocher. Ils prennent peur, se collent contre les murs et tentent de distinguer un quelconque véhicule.

Asa écarquille ses yeux, trois camions s'approchent d'eux trop rapidement. Puis ils s'arrêtent et une armée d'hommes en uniforme noir s'y échappe. Le garçon entraîne son amie dans l'autre sens. Ils courent avec espoir de trouver une ruelle où s'échapper. Par chance, ils tombent sur une épicerie et l'étalage en bois laissé à l'abandon leur offre une parfaite cachette. Ils s'y accroupissent.

- Merde, merde, merde, souffle Asa, le cœur battant à la chamade.

Les soldats s'engouffrent dans les immeubles, dans son immeuble. Dans son immeuble.

- Il ne faut pas bouger, murmure Line.

- Il faut aller prévenir Elio et maman, réplique Asa.

- Non on ne peut rien faire.

- Mais t'es folle, aller, viens on y va !

Asa tente de s'évader de leur abri mais Line le retient.

- Si tu pars, on va se faire repérer.

- Mais lâche moi ! Il faut y aller !

Line se cramponne au garçon. Ses doigts accrochent le tissu du pull du garçon et des larmes coulent de ses yeux.

- Je suis désolée, mais si ils te voient, tu seras tué.

Elle sanglote sans bruit. Asa essaye à nouveau de se dégager mais l'espace est trop petit et impossible de se défaire de l'emprise de Line. Il entend des cris, des pleurs, des coups, des plaintes, il entend toute la douleur déversant des gens de la rue. Et il se met à crier. Il plaque ses mains contre son crâne et s'oblige à arrêter de penser.

Du sang, des coups de feu.

Line et Asa restent planqués une bonne dizaine de minutes et n'osent plus sortir du baraquement en bois de l'épicerie. Mais pourtant, une force pousse le garçon à se dégager de la fille. Debout, à l'air libre, ce qu'il voit dans cette rue restera longtemps gravé dans sa mémoire. Des corps inertes gisent sur des pavés dégoulinants d'un liquide rouge. Les visages éteints et pâles transpercés par un trou épais sur le front sont tournés vers le sol. Il étudie les morts, un vieux homme voûté, une jeune fille aux cheveux bouclés. Asa se crispe, Laure, sa compagnon de classe, habitait dans cette rue et était juive. Il vomit. Et sur la route saignante, le rejet épais s'y mélange.

Où est Elio, où est maman ? Emportés.

Line n'a pas bougé de sa planque, mais Asa ne tarde pas à la faire sortir. Il lui hurle dessus des injures plus dures les unes que les autres.

- Tu aurais été pris aussi, Asa. Je suis désolée, je suis trop désolée.

Line ne se sent pas bien. L'odeur du sang titille ses narines. Et le regard dur d'Asa la transperce.

Le jeune homme n'a jamais été autant écœuré et triste de toute sa vie. Comment en quelques minutes sa vie avait-elle pu autant changer ? Et pourquoi ne peut-il avoir un peu de répit ? Il a toujours tout fait bien ; quand sa mère lui demandait de laver la vaisselle, il le faisait, il faisait toujours bien attention à tenir ses tickets de rationnement à jour, il aidait toujours Elio dans ses devoirs de maths où son niveau était franchement bas, il portait poliment les sacs des vieilles personnes, il a toujours toujours tout fait bien. Pourquoi ça lui arrivait. Et sa mère ? Si gentille pour être agressée. Et son frère ? Son frère. Il est bien la personne la plus courageuse qu'il n'ait jamais rencontré. Et Dieu sait que c'est aussi celle qui lui manquera le plus.

FIN

ROUGE NUITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant