- QUATRE

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    Rose Dupere étouffe son rire dans son pull. Asa et Elio ont les cheveux plaqués sur le côté et recouvert d'un béret bleu. Ils portent une chemise fraîchement repassée et leurs jambes sont habillées d'une haute paire de chaussettes grises et d'un short arrivant tout juste aux genoux. Ils se balancent d'un pied à l'autre, gênés. Ils tentent en vain de suivre les paroles de la chanson que les élèves énoncent.

- Maréchal, nous voilà ! Tu nous as redonné l'espérance, la Patrie survivra !

À la fin de la partition, les professeurs hochent la tête, satisfaits, hormis Madame Rudi qui étudie ses écoliers, l'air hautain. Puis ses petits yeux de serpent s'arrêtent sur les deux frères Tustin.

- Vous deux, il va falloir rattraper votre retard. C'est ça de ne pas venir à l'école tout ce temps ! Vous êtes à la ramasse.

Les visages enfantins se retournent vers les deux garçons aux yeux clairs. Asa et Elio relèvent le menton, essayant de cacher leur désarroi, des parfaits français. Enfin Madame Rudi annonce solennellement :

- Pour cette reprise des cours, le directeur a constaté que beaucoup d'élèves manquaient à l'appel. Les classes seront donc mixtes, cette année. Après tout, tant mieux si la vermine a déguerpi.

Elio sert ses poings, il donne un coup d'œil à son petit frère dont la mâchoire s'est contractée.

- Les juifs n'ont rien à faire ici, rajoute Madame Rudi.

Soudain, dans la foule d'écoliers, un c'est injuste ! est hurlé. Des petits cris d'étonnement sont soufflés. La cour de récréation est d'un coup vidée de bruit. Madame Rudi aboie :

- Qui vient de dire ça ?

Rose plaque une main sur sa bouche. La voix révolutionnaire était féminine et légèrement rocailleuse. Pas la peine de réfléchir pour en connaître le propriétaire.

Une fille au grosse lunettes rose - pas inconnue aux yeux d'Asa - répond à Madame Rudi, sans rancune.

- C'est Line, madame.

Les élèves s'écartent pour laisser voir la gamine, tout au fond, aux yeux du monde. Merci de m'avoir dénoncé, sac à merdes. Madame Rudi accoure vers Line, les sourcils froncés. Line, elle fait moins la maline. La femme avance à la manière d'un prédateur. Violemment, elle lui attrape l'oreille et la traîne à l'intérieur de l'école. Line la supplie d'arrêté - parce que oh ! ça fait terriblement mal.

- Line Jones, ça ne m'étonne pas ! Si tu étais morte, ce serait pareil !

- Madame, s'il vous plaît. J'ai mal !

- C'est le but, idiote. Lorsque la classe arrivera, tu vivras l'humiliation du siècle.

Dehors, les deux adultes tentent de gérer le brouhaha des élèves. Puis ils attrapent leurs listes et forment les groupes de niveaux. Les plus petits et ceux dont l'âge est proche de dix sont de suite emmené dans leur classe respective.

Les adolescents écoliers sont menés vers la salle de Madame Rudi. Silencieusement, ils s'installent sur les chaises en bois, n'osant pas croiser le regard de la professeure. La femme tient toujours la gamine. Line grimace, la pression des doigts sur son oreille la fait affreusement souffrir.

- Sortez vos affaires, les enfants. Première leçon : respecter les adultes, siffle Madame Rudi dans la classe silencieuse.

Line aperçoit Rose, Asa et Elio au fond des rangées d'élèves, à côté la porte de sortie. Ses yeux croisent ceux des élèves, mais ils ne montrent aucune autre émotion. Ceux-là, qui baissent la tête, ne l'ont pas aidé. Et cela, Line n'est pas prête de l'oublier. Madame Rudi lâche enfin la jeune fille pour attraper une craie sous le grand tableau noir. Ses talons claquent contre l'estrade faite de planches et la craie crisse contre la façade lisse.

- Tourne toi, face aux élèves, ordonne la femme en continuant d'écrire.

Line comprend sur les visages des adolescents que ce que mijote la professeure est absolument antipathique. Des sourires moqueurs apparaissent sur les visages. Rose cache ses yeux dans ses mains. Elio sert ses poings et Asa bouge nerveusement sur sa chaise. Car ce qui est inscrit au tableau en lettres blanches n'est d'autre que : Line Jones veut faire la justicière, mais elle n'est rien d'autre qu'une gamine aux cheveux courts.

Les rires fusent trop forts, et seuls quelques élèves gardent un air sérieux, compatissant. Line sent des gouttes salées apparaître dans ses yeux. Comment on peut lui infliger cela ?

- Ouvrez votre livre page vingt. Et toi, tu ne bouges pas d'ici.

Line perd son sang-froid. Il y a noeud dans son cœur qui l'empêche de penser correctement. Alors, elle se met à marcher.

- Line Jones, que fais-tu ? aboie la professeure.

Elle descend les quelques marches de l'estrade, les yeux rivés sur ses pensées. Au milieu des deux rangées, elle accélère la cadence. Les regards sont plongés sur elle, Asa tente de croiser celui de la révolutionnaire. Que fait-elle ?

- Reviens ici, tout de suite, hurle l'adulte en se levant de son siège.

Mais Line franchit brusquement la porte, et s'enfuit en courant. Elle traverse la cour à toute vitesse, les larmes inondent son visage. Elle court comme elle ne l'a jamais fait auparavant. Des sanglots étouffent sa gorge et son souffle est si saccadé qu'il pourrait réveiller un mort.

L'adolescente n'ose plus penser. Elle a si peur, elle voulait faire le bien, elle croyait faire le bien. Alors, elle se dit que même si un jour la guerre se finit, cela ne sera plus comme avant. Depuis quand les gens sont-ils si égoïstes et hargneux ? Depuis quand ?

ROUGE NUITOù les histoires vivent. Découvrez maintenant