2

2 0 0
                                    


Craig Cozier était un banquier de la région. Il avait récemment fêter sa trente-sixième année sur terre, et ses huit années de mariage avec Maureen, ici, à Calhoun. Ils n'avaient pas fait un mariage d'amour, Calhoun est juste une de ces petites villes qui paraissent encore vivre sous le joug des années soixante, où les hommes devaient épouser ces sottes qu'ils mettaient enceinte. Ce fut le cas ici. Maureen était tombée enceinte. Et par peur d'entendre jacasser sur son compte, Craig l'épousa un week-end du mois de mai. Mais Maureen perdit l'enfant au bout de quelques temps, et Craig se sentit comme piégé, trompé, il se dit qu'il aurait du tenter sa chance ailleurs, avec une femme à laquelle il pourrait un jour être attaché, contrairement à Maureen. Il ne l'avait jamais aimé. Elle le savait.

Heureusement pour le faux semblant de son amour pour elle, la chance leur donna une nouvelle grossesse, mais la poisse la reprit aussitôt. Ce manège le trompa trois fois en tout. Maureen était esseulée, elle sentait que son époux ne lui appartiendrait jamais, avec ou sans enfant. Elle s'en fichait, de toute manière.

Alors Craig le gentil banquier s'en allait à la banque, puis il revenait le soir. Il échangeait quelques mots avec sa femme, sans grande joie, mettait les pieds sous la table et filait aussitôt son repas terminé. Leur vie sexuelle s'était éteinte après la dernière fausse couche, Craig ne pouvait pas tolérer un faux espoir de plus. Ce jour-là n'était pas différent des autres, Craig était parti à la banque, alors elle restait dans la maison, à broyer du noir, en attendant que Molly House vienne la voir. C'était plus une visite de courtoisie que la visite d'une amie, Maureen n'en avait rien à faire de cette bonne femme. Elle n'en avait rien à faire de personne, même pas de son mari.

- Maureen ! C'est Molly, ouvre moi ! S'écria Mrs House de l'autre côté de la porte d'entrée.

Maureen attendit quelques secondes, se demandant si elle avait vraiment envie de la voir aujourd'hui, la gentille Molly House, avec ses livrets de chants paroissiaux et son rouge à lèvres sur les dents. Elle alla ouvrir, bien sûr. Mrs House, aussi guillerette et insupportable soit-elle, la tirait vers la vie.

- Oh, bonjour Molly, dit Maureen d'un ton qu'elle peinait à rendre agréable. Comment allez-vous ?

- Très bien ! Je reviens avec des nouvelles et des financiers, laisse-moi donc entrez.

D'une traite, Molly passa la porte et alla s'asseoir sur le canapé jonquille, elle sortit de son sac un Tupperware et sans attendre de réponse de la maîtresse de maison, elle commença...

- J'étais chez Shannon Whitney hier soir. Le maire et sa femme était là, leur fille aussi, les Kepp également, et ce cher M Mosley. Tu sais, ce journaliste. Bien. Tout s'est passé normalement, mais quelque chose me dit qu'il y a un problème dans leur famille. Lux Whitney n'était pas là, un si gentil garçon. Et Elena avait une sale figure pendant toute la soirée. M Whitney n'est jamais très causant, mais là, impossible de lui arracher plus qu'un « Bonsoir » à mon arrivée.

- Tiens donc, répondit Maureen devant ce pléthore d'informations inutiles et inintéressantes.

- Oui. Je suis sûre que les Whitney divorcent. Ou alors le petit a une maladie, ou la petite prévoit une fugue.

- Pourquoi dites-vous des choses comme ça, Mrs House ?

- Mon petit, on ne sait jamais ce qu'il se passe chez nos voisins.

Molly piqua un financier dans la petite boîte ouverte, et Maureen profita des quelques secondes de silence pour parler.

- J'aimerai participer cette année, pour la fête de la ville.

Mrs House lui lança un regard étonné, comme si elle n'était pas capable de gérer un quelconque stress de préparatifs.

- Mais voilà une magnifique intention ! Tu en as parlé à Jaqueline Booker ? C'est elle qui organise, comme tous les ans ! S'exclama Molly alors qu'elle avait à peine engloutit sa pâtisserie. Je pourrai lui en parler moi-même, si tu le souhaites, tu n'auras pas à sortir de chez toi !

- Merci Mrs House, mais je pense que sortir me ferait du bien, répondit gentiment Maureen, ignorant le picotement que cette phrase lui procura au cœur.

Je n'aurai peut-être pas envie de mourir tous les jours si je sors, pensa Maureen.

- Très bien, mon petit.


Le départ de Molly House soulageait Maureen, mais à chaque fois elle avait peur d'être seule de nouveau. Elle ne savait pas ce qui était pire, entendre Molly parler sans cesse de projets sans intérêt, ou devoir rester seule dans une grande maison, vide.

En général, elle errait dans la maison, à la recherche de quelque chose à nettoyer. 15h56. Seule pendant encore trois heures. Alors que faire ? Tout était propre. Elle monta les marches du grand escalier droit dans l'entrée, sans hâte, elle se stoppa au milieu de l'escalier. Elle observa la peinture sur le mur, à sa droite, un mur beige, peint parfaitement. Il y avait une ribambelle de cadres sur la longueur, la plupart était vide et contenaient encore la photo avec laquelle avait été vendu le cadre, seulement deux affichaient de véritables photographies. La première était une prise de son mari à sa remise des diplômes ; Craig était plutôt bel homme, il avait les cheveux blonds et les yeux clairs, comme elle, il n'était pas très grand, mais avec les épaules larges et aurait pu la briser en deux s'il l'avait souhaité. Il avait des rides, à force de sourire à tous les voisins de Calhoun, sourire qu'il ne lui avait adressé que trois fois pendant toute leur vie conjugale. La deuxième photographie était une autre de lui, devant la maison, après leur lune de miel. Il souriait moins et n'avait ni tenue de diplômé, ni l'insouciance qu'il portait sur la première. Il se tenait là, comme un condamné, un trait fin fendant sa bouche en deux, comme une grimace qu'on tire face au soleil. Elle y pensa. Elle avait perdu huit ans de sa vie dans un mariage malheureux et sans perspective d'avenir, à vivre en attendant un homme qu'elle n'aimait pas et qui ne l'aimait pas, à faire l'amour deux fois par an pour concevoir un enfant qui ne verrait pas le jour. Tout ça la mettait dans un triste état. Sa vie n'en était pas une digne de ce nom. Elle n'avait pas d'amour à prendre ou à donner, personne à qui parler, ni à désirer. Elle se laissa tomber sur la marche en y repensant. Elle se laissa envelopper par un épais drap de flou inconscient, elle ne vit même pas les minutes passer alors qu'elle était là, assise. Comme d'habitude, elle se sentait trop vide pour pleurer, ne devenant qu'une personne logique, ne réfléchissant qu'au propre des choses, à la façon dont les événements s'étaient conjoncturés dans sa vie, pour qu'elle en arrive là. Seule.

CalhounWhere stories live. Discover now