20 - L'importun

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2 avril 1856, Jardins des Champs-Elysées, Paris

Virginie désigne le Palais de l'industrie à Louise. Il est tout neuf, construit il y a un an pour abriter la première Exposition Universelle. Jusqu'en novembre dernier, on pouvait encore voir toutes sortes d'inventions étonnantes à l'intérieur, et encore, malgré sa vaste étendue, le Palais ne pouvait pas accueillir tout le monde. Alors on allait voir les peintures au Musée des Beaux-Arts, et il y avait même un Salon pour les peintres qui avaient été refusés par les jurys de l'Académie. Dans les jardins où les demoiselles se promènent sous leurs ombrelles, il y avait plus de 500 pavillons, et on circulait entre les volières, les compositions florales, les bassins d'agrément, pour le plus grand plaisir de tous et de chacun. Même la reine d'Angleterre, Victoria, s'est déplacée pour voir tout cela !

Louise imagine très bien tout ce que Virginie lui raconte. Elle n'avait pas eu le temps de tout voir en juin dernier, quand, avec les Vertfleur, avant de partir en province, elle avait fait une rapide visite à l'Exposition. Elles déambulent doucement au gré des allées qui se présentent à leurs pieds. Elles ne sont pas seules. La promenade des Champs-Elysées est à la mode, et d'autres ombrelles abritent d'autres têtes du soleil, et les allées conduisent d'autres pieds.

Il n'est pas étonnant qu'elles croisent, quand elles viennent là, quelque amie en promenade aussi. C'est presque devenu une habitude d'ailleurs, que de rencontrer des connaissances : ces trois derniers jours, par exemple, elles avaient à peine fait un pas qu'elles croisaient déjà quelqu'un qu'elles connaissaient. Cette fois, c'est différent, une demi-heure est passée et elles n'ont croisé personne. Virginie en est bien contente. Elle a le sentiment qu'elle va enfin pouvoir parler à Louise.

Un instant, elle cesse de parler de l'Exposition. Et ensuite, elle attire Louise sur un banc à l'ombre des marronniers.

– Je voudrais t'annoncer quelque chose Louise depuis une semaine, commence Virginie. Je réfléchis beaucoup à mon avenir en ce moment ...

Louise se demande si cela à quelque chose à voir avec Paul d'Aubert qu'Elisa a évoqué le jour de Pâques. Du reste, cela ne la surprend pas tellement, tout le monde parle d'avenir autour d'elle.

– ... Après nos vacances en province l'été dernier, je ne suis pas retournée chez les sœurs, parce que mes parents voulaient que je fasse mon entrée dans le monde. Au début, j'ai simplement regretté de ne pas vous retrouver toutes, ainsi que les sœurs qui me sont chères. L'affaire de ton héritage et la disparition de Sylvien m'ont ensuite occupé l'esprit. Et pourtant je n'arrivait pas à me défaire d'un sentiment étrange de nostalgie à l'égard du couvent. La vie religieuse, les journées rythmées par les prières et le service divin me manquaient ... J'ai commencé à me rendre à la messe tous les jours, comme je fais à présent. Ma mère l'a remarqué, nous avons discuté, et elle m'a conseillé d'aller voir un prêtre, ce que j'ai fait. Il s'agit de ma vocation ...

Louise écoute toujours, mais son cœur se serre au fur et à mesure du discours de son amie. Elle sent l'annonce arriver.

– ... sur les conseils du prêtre, je suis allée au couvent des oiseaux, j'ai rencontré la mère supérieure et nous avons aussi parlé. Je suis restée ensuite une semaine là-bas, comme regardante, et cela m'a confirmée dans le désir que j'avais depuis des mois : entrer au couvent. Alors, je voulais t'annoncer qu'au mois de septembre, je deviendrai postulante au couvent des oiseaux. Et si tout se passe bien, je devrais prendre l'habit l'année prochaine.

Louise hoche la tête. Elle a du mal à sourire à sa plus proche amie. Si Virginie rentre au couvent, elles vont être séparées. Il y aura toujours les lettres, mais ce ne sera plus pareil.

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