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— Nermine, dépêche-toi !

         Un grand classique, il avait peur d'être en retard pour sa première réunion. Pourtant, je ne lui avais jamais demandé de m'emmener à la gare, et encore moins de me payer ce séjour. Mais il voulait être certain que je partirais bien en compagnie des autres, alors je le faisais enrager en préparant mes affaires au dernier moment, loin de me soucier d'être moi-même la dernière arrivée.

          Le paysage défilait joyeusement derrière la fenêtre, un assemblage de couleurs vives, qui surgissaient au détour d'une haie, d'une maison esseulée, perdue au milieu des champs de colza. Au loin, la centrale nucléaire crachait sa fumée blanchâtre, qui se reflétait sur l'eau tumultueuse de la Loire. C'était une nitescence sur une étendue en mouvement rapide, saccadé, impétueux tourbillon liquide, qui semblait emporter le nuage opalescent dans sa lente progression vers la mer.

         Au fond, nous allions dans la même direction, et le rejet de la centrale ne semblait pas plus volontaire que moi de se laisser emporter. Sûrement l'étais-je moins, mais le fait d'être comprise par un nuage me rassurait. Je n'étais pas seule, nous nous soutenions en tant que volontés réduites à l'état de buée.

         Mon père déblatéra un long au revoir, désolé de t'avoir vexée, bon voyage, etc, puis je sortis en lui adressant un petit signe de la main. Si je ne le faisais pas, je m'en voudrai de ne pas l'avoir fait, une fois la fureur redescendue. Fureur qui décupla à la vue de l'entraîneur agacé par mon retard, se teintant d'une satisfaction démoniaque. Je lui laissai le soin de charger mes valises dans son coffre et entrai directement dans la voiture, où se trouvaient déjà deux filles, sûrement des lycéennes, que je ne connaissais pas. Le soulagement libéra mes épaules d'un lourd carcan d'angoisse. Je ne serai pas repérée tout de suite, du moins pas lors de ces cinq heures de route.

         Pour éviter que le mec ne retrouve la mémoire, je me coupai du monde en mettant mes écouteurs à fond, et en tournant résolument la tête vers la fenêtre. Personne ne me parlerait.

— Nermine, c'est ça ? fit la rousse aux cheveux bouclés, au bout d'une heure de route à papoter avec sa copine brune.

          Pleine de mauvaise volonté, j'acquiesçai silencieusement sans retirer mes écouteurs, sous le regard agacé du gars. La fille dut comprendre car elle n'insista pas et me laissa dans mon coin.

          Le bourdonnement persistant des voix des deux filles était le seul bruit qui m'empêchait de m'enfoncer complètement dans ma bulle protectrice. Ma musique m'entourait d'une brume opaque et mouvante, elle se déplaçait autour de moi afin d'apaiser mes tensions à chaque contact. La discrète vibration du moteur me berçait, une douce quiétude régnait dans l'habitacle, comme pour endormir ma méfiance et mon angoisse.

         Mais à l'instant où je cesserais d'être sur mes gardes, au moment même où mes barrières s'effaceraient pour m'ouvrir au monde extérieur, la vulnérabilité me ferait vaciller. Je me tiendrais en haut d'une falaise, les yeux bandés, et il suffirait d'une pichenette pour tout faire s'écrouler. Alors je préférais conserver ma fragilité à l'abri, au cœur de la forteresse, quitte à rester tendue alors même qu'une douce torpeur m'envahissait.

         J'étais dans un milieu hostile, je ne pouvais pas fermer les yeux sereinement.

          C'est donc alerte que je sombrai peu à peu dans la clarté du monde des rêves, un univers éblouissant de possibilités, éclatant d'une blancheur qui ne demandait qu'à être comblée. Mon corps alangui était enfoncé dans un matelas épais et si moelleux qu'il me semblait impensable de me relever. Un carcan de tissu mousseux où il était si agréable de se laisser aller... Seul mon esprit refusait de lâcher prise, j'étais consciente de ce qui se passait autour de moi, sans m'en sentir la force de réagir.

Oh I move slow

I want to stop time

I sit here 'till I find the problem

— Nermine, on est arrivés, chuchota une voix à mon oreille.

         Bien trop proche. Bien trop claire, alors qu'elle aurait du traverser la strate de mon sommeil, celle de la musique et celle des bruits parasites. Je me redressai en sursaut et me cognai violemment le front contre le nez de l'entraîneur. Son réflexe pour m'éviter fut à la fois trop lent et inconscient : il heurta ensuite l'encadrement de la portière ouverte, par laquelle il avait passé la tête.

— Putain ! s'écria-t-il, portant la main qui ne massait pas déjà son nez à sa nuque.

          Un fou rire irrépressible remonta dans ma gorge malgré le sang qui pulsait sous mon front. Je fus incapable de le contenir et laissai échapper un ricanement moqueur qui m'attira un regard interloqué. Mon corps entier était pris de tremblements et je fus bientôt pliée en deux, sans pouvoir m'arrêter.

— Non mais, tu te fous de ma gueule, là ?

         Son air ébahi réveilla en moi un frisson de fureur qui remonta lentement le long de ma moelle épinière, jusqu'à exploser dans mon cerveau.

— Et ? C'est pas de ma faute si t'es stupide.

         Il rétorqua quelque chose que je n'entendis pas ; désormais, toute mon attention était focalisée sur le paysage qui s'offrait à ma vue. C'était le mot exact, une offrande splendide, pleine d'énergie et d'abandon à la fois, de soleil jouant à cache-cache avec les nuages, de vent gonflant les vagues qui venaient s'écraser avec fracas sur le sable. Les familles étaient déjà allongées sur la plage, début d'après-midi indolent, juste après avoir mangé et en pleine digestion. La mer ne les accueillait pas, elle les dissuadait de pénétrer ses remous, impétueux sur le bord. Pour autant, quelques brasses plus loin, le dos de la houle se faisait presque caressant, l'eau se dérobait parfois comme pour éviter un obstacle invisible. Et vers le large, elle formait des percées d'écume, un morceau de coton qui apparaissait brièvement avant de s'imprégner le temps d'un battement de cil et de disparaître.

— Eh oh, tu m'écoutes ?

        La voix du mec m'arracha brutalement à la contemplation de l'étendue agitée qui engloutissait le paysage.

— Tu vois pas que tu me déranges, là ? rétorquai-je.

          Un éclair qui me parut être... de l'amusement ? traversa son regard noir avant qu'il ne tourne les talons et s'en aille, sûrement vexé. Une bonne chose de faite ! Je lui emboitai néanmoins le pas pour aller récupérer mes valises.

Une brasse pour atteindre ton cœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant