Majeure et vaccinée

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Vingt et un ans, bientôt vingt-deux. Majeure et vaccinée, mais surtout, le pense-t-on, indépendante. Permettez-moi d'en rire. J'étais à l'heure même où vous lisez mes quelques mots qui viennent noircir la page, assise ( affalée serait plus juste, mais laissez-moi un brin de dignité) sur mon canapé devant la télé.  Je regarde, ou plutôt fixe avec concentration American Next Top Model, une émission superficielles pour des filles superficielles dans une société superficielle.

Superficielle ? Moi? Ceux qui me connaissent vous diront que ce n'est certainement pas mon cas. Mais me connaissent-ils vraiment ? C'est triste : de le dire, de le penser, de le concevoir ; la vérité étant que personne ne me connait réellement.

Et c'est terrassée par l'angoisse que je pense au prochain moment où je devrais me confronter aux chiffres de cette foutue balance. Pourtant je monterai sur cette balance, je me confronterai à ces chiffres et le processus se déroulera fatalement suivant ces étapes distinctes et indissociables :

Passer des heures recroquevillée dans la baignoire de ma salle de bainMe lever finalement, essayer de passer le seuil de la porte sans jeter un regard à l'imposant miroir qui orne le mur, sans jeter un regard à mon corps dévoilé.Sans surprise, pour la prévisible personne que je suis, s'arrêter et lancer un regard inquisiteur à mon enveloppe charnelle.

Que vois-je ? Vous voulez sûrement savoir ce que j'inspecte avec un intérêt certain . Rien de spécial, rien de transcendant, l'affreusement banal qui se présente à mes yeux est exactement le même que celui qui se présente à moi. À. Chaque. Fois.

Malaise, inconfort, dégoût.

Je ne bouge pas, mon reflet non plus d'ailleurs. Le spectacle est le même depuis bientôt... Depuis bientôt toujours, je crois. De longs fils blonds salis par la poussière du temps, des billes vitreuses, une ligne étroitement cousue et dépourvue de véritable couleur. 

Épaules tombantes, bras trop en chair, ventre proéminent, hanches trop larges, cuisses graisseuses, mollets disgracieux, chevilles chétives et pieds trop grands. 

La liste est longue, bien trop longue pour la caser sur ce misérable petit bout de papier. Comme toujours, je détourne le regard, les yeux légèrement embués, et je souffle. Un bon coup. Je remplis ma poitrine jusqu'à avoir l'impression de dépasser la capacité volumique de mes poumons, puis, je souffle un bon coup. D'une certaine façon, j'extériorise.

Quoi ? Ma frustration. De ne pas ressembler à ce à quoi je devrais ressembler.

« Arrête, il est pas si choquant que ça ton ventre. Et de toute façon, c'est de la bonne graisse... » , «  Au moins, toi, tes pantalons, tu les remplis ! » , « T'as pris du poids, ma chérie, tu t'es laissée aller, n'est ce pas ? ».

De la bonne graisse ? Elle est bonne juste quand tu l'as pas ! Remplir mes pantalons ? Je fais pas que ça, je déborde carrément . Finalement Maman, non j'ai pas pris de poids, mais c'est gentil de m'enfoncer, c'est toujours un plaisir de parler avec toi.

Qu'est-ce qu'on{s'en} fout de ce que les gens pensent ? Ah, bah, justement laissez-moi vous expliquer. On récolte toutes leurs remarques, on les classe par orateur, par intensité, par ancienneté, bref on les classe par rancoeur. Et dans ces moments de vulnérabilité, de faiblesse, on les ressort. On les réécoute en boucle, une sorte de litanie qui plonge notre esprit dans une léthargie engourdissante. Les mots résonnent, s'entrechoquent contre les parois de mon crâne, essayent de s'en échapper. Peu à peu, j'ai la désagréable impression qu'ils viennent s'imprimer sur ma chair nue.

Une fois devant le miroir, je ne me vois plus : je ne suis qu'une silhouette indiscernable, aux contours brouillons et brouillés, une esquisse de moi-même. Et ce que je vois précisément, à ce moment-là, c'est l'avis des gens. L'avis qu'ils semblent avoir de moi, je vois ce que je pense qu'ils voient. Je ne suis plus moi. Je suis leur version de moi.

Indépendant, on pense mal. Je dépends de ces standards que la société nous impose. 

Un goût amer me reste en bouche. Le goût de la défaite. Le goût de mes aveux. Sans dignité, sans amour-propre, je me mentais à moi-même. Mais il faut se rendre à l'évidence, au bout du compte, je ne vaux peut-être pas mieux que ces filles que je me plais à injurier.

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