3. La folie de Mary

6 0 0
                                    

Tu ne vas pas faire ça ?

Mary tentait d'ignorer l'appel de la raison. Elle avança pourtant, jusqu'à la sortie où, une fois dehors, l'intensité de la lumière la fit ciller des yeux. Les êtres et les choses émergeaient lentement, mais le jour nouveau qui se fit dans sa tête n'éteignit en rien sa détermination.

Elle voulut faire comme les autres, elle vint se ranger dans la file d'attente, quoique le remède ne fût pas dans l'achat d'une boisson. De temps à autre, l'homme qui la précédait se retournait, en jetant des coups d'œil furtifs, avec cette façon qu'ont beaucoup de gens de faire passer leur gêne pour de la suspicion. Ce travers ne la surprenait plus chez les autres, elle en rirait presque intérieurement si une prédisposition acquise durant son enfance ne laissait pas de la mettre mal à son aise.

Sa boisson achetée, elle alla s'installer dans un des fauteuils de velours grenat mis à disposition du public. La foule, encore nombreuse, mettait une agitation de rue bondée. La flânerie chaotique de ces hommes et femmes venus chercher le contentement d'une curiosité fit tanguer le monde de Mary.

Pour mettre un frein à son errance, elle courut se réfugier aux toilettes. Là, à l'abri de l'essaim des hommes et des femmes, enveloppée du silence soudain qui assourdit ses oreilles, elle eut conscience de l'agitation intérieure. Le rythme effréné de son cœur lui parut décuplé. Dans la cabine, elle rabattit la lunette des WC et s'assit, tentant de donner un rythme de croisière apaisé à son cœur.

Un flot de rage la submergea, qui lui arracha une plainte déchirante. Les sanglots succédèrent, incoercibles, et tandis que la crise la traînait dans l'amertume, renaquirent les images du passé. En se considérant ainsi, dans une posture d'humiliation, elle se revit adolescente, obligée de quitter la salle de cours, usée par les moqueries de ses camarades, jusqu'à trouver refuge dans les toilettes. C'était pire que la mort, cette impression d'urgence qui l'assaillait, cette impression que la terre ne contenait pas assez d'air pour elle.

La crise passée, elle sortit se passer de l'eau sur la figure. Jamais l'insignifiance ne lui avait paru aussi criante que dans la mesquinerie de son reflet. Elle fixa ses yeux, ces deux petites billes noires, perdues dans l'ovale de son visage crayeux, au milieu de ce miroir où, l'instant suivant, sans même avoir été annoncée par un quelconque bruit, la silhouette de Mme Richmond apparut, comme portée par un souffle magique, flottant au-dessus du sol sur lequel ses pas résonnaient à peine.

C'est ça, fais comme si je n'existais pas... fit l'Autre tandis que le verrou de la cabine se tirait sur Mme Richmond.

Mary eut soudain conscience qu'on attendait quelque chose d'elle.

Regarde un peu, Mary, reprit l'autre dans sa tête. On te l'apporte ici, jusqu'à toi... Comme servie sur un plateau !

Elle considéra un instant son sac posé sur le rebord, et le tira à elle pour en sortir, entre ses doigts agités, un livre ancien, aux pages non rognées. Un petit manche en bois sortait de l'exemplaire qui, ouvert, découvrit une lame rangée en guise de marque-page.

Mais vas-y, qu'est-ce que tu attends ?? Et tandis que la voix résonnait dans sa tête, ses mains fouillaient dans son sac posé sur le rebord. Quel hasard que celui qui lui avait fait emporter un coupe papier, de quoi libérer les pages agglutinées... De quoi trancher une gorge.

Pour toute réponse, elle considéra la longueur de la lame. La porte s'ouvrit, Mary rangea la lame dans la poche de son manteau en feignant d'ignorer la rivale, debout en face du lavabo. L'eau coulait avec un chuchotement sourd, de quoi contenir les cris de son esprit dont elle craignait qu'ils ne parvinssent à s'échapper.

Lynn regagna la sortie.
Fonce ! hurla l'Autre. Et dans un élan involontaire, Mary se dirigea vers la sortie. La porte entrouverte, elle aperçut Lynn, debout en face de l'escalier, retenue par la fouille de son sac à main.

Tu connais les lieux... Pas de caméra... Personne... Pourquoi hésiter ?... Tu en meurs d'envie...

De seconde en seconde, elle découvrait les extrémités d'une pensée échauffée, si ardente qu'elle eût tôt fait de consumer la raison. À force de confusion, son geste en vint à prolonger sa pensée. Les deux bras tendus, elle rencontra le dos de la femme, et poussa.

Quand elle eut vu la tête de la femme heurter la rembarde, pour rebondir l'instant suivant jusqu'à s'arrêter en bas des marches, le jaillissement rouge du sang associé au corps inerte de la femme lui arrachèrent le cri le plus franc qu'elle eût poussé.

Elle dévala les degrés à son tour, bientôt rejointe par un membre du personnel accouru au son du fracas. Il vit la femme tremblante et s'enquit des circonstances de la chute. Mais Mary ne pipa mot. Elle demeura interdite devant ce corps inerte. Le geste lui avait échappé ; et ce tableau d'horreur lui était aussi regrettable qu'un aveu de son âme. C'était cela qui l'inquiétait le plus : moins que la possible mort de la femme, elle craignait qu'on n'en vînt à l'accuser. Son silence n'était que la mesure des conséquences de son geste.

Lentement, une foule s'agrégea autour de la victime. Au milieu des Oh ! et des Ah ! de fausse commisération retentit un «Laissez moi passer ! Laissez-moi passer ! » Mary le vit alors, Patrick Richmond, fendre la foule, avant de s'agenouiller devant le corps de son épouse.

Il avança une main, lorsqu'une seconde main devança son geste.

- Non, ne la touchez pas...

C'était Mary, triomphant de son audace. Un instant, le tableau de sa main sur la main de l'homme lui parut nimbé d'une étrangeté. Sa sensibilité s'en trouva accrue, elle sentait sous ses doigts chaque centimètre de peau, jusqu'à l'enflure des veines.

*

Mary se mêla à la foule des badauds cheminant vers l'extérieur.

Il lui sembla qu'une tempête venait de la jeter dehors, sur ce pavé humide qu'allumaient les feux réguliers des voitures. Elle haletait, absorbait à grandes lampées l'air frais. Elle l'avait échappé belle, elle qui fut sur le point de montrer son visage coupable lorsqu'elle le vit au comble du désespoir.

Qu'allait-elle faire à présent ? Elle regardait effarée dans toutes les directions, oubliant jusqu'au lieu de son domicile.

Sans agir, avec une acuité dévorante,  elle le suivit du regard jusqu'à ce qu'il monte à son tour dans le camion de pompier.

Un instant avant que la porte ne se refermât, il lui sembla qu'il avait tourné la tête, par instinct peut-être...

Elle aurait juré avoir vu son sourire lui parvenir à travers le voile de la nuit.

Le Rêve de Mary (En Réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant