5. Assoiffée

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La main levée devant la sonnerie, elle hésita une nouvelle fois.

Ce premier contact l'avait laissée pantelante. Cent fois elle avait maudit le destin cruel qui l'avait jetée chez elle, claquemurée en une masure dont tout lui chantait l'usure de son cœur. Elle eût préféré mourir plutôt que d'arpenter cet espace étroit. Seule... Ce terme à lui seul renfermait bien des raisons d'en finir...

Elle avait tourné la tête, posé un œil inquiet sur l'horloge. Deux heures allaient sonner... L'heure de prendre une décision.

Les mains jointes, elle avait regagné son point d'observation, priant peut-être qu'un élément extérieur lui indiquât la marche à suivre. Personne. La rue sommeillait, tout comme le pavillon des Richmond. L'absence de vent, qui d'ordinaire balançait les lourdes chevelures des platanes, transformait le paysage en une scène fantastique.

Agir... Aux âmes indécises, ce terme est le nom d'une torture silencieuse. La résignation s'impose alors en expédient. Elle s'était affalée dans le fauteuil, la télévision allumée laissait défiler des images muettes.

C'est ça, laisse ta chance passer, avait fait l'Autre dont la voix scia le silence. Tu ne viendras pas pleurer après ça...

Chaque minute efface en lui le souvenir fugitif de mon visage, avait-elle pensé en un écho à la rumination de son esprit.

Passant devant le grand miroir de l'entrée, son reflet l'avait interpellée. Elle s'était arrêtée net, approchant à petits pas vers ce qui lui était apparu comme la silhouette d'une autre. Une insatisfaction imprégnait ses traits. C'était là le sceau des esprits capricieux. Du moins était-ce ce que sa mère lui répétait enfant.

Manteau, écharpe : la voilà dehors. Elle n'eut qu'à traverser. Par-delà la grille noire surmontée de piques, la maison dormait.

L'indécision la tourmentait. Elle tournait la tête à droite, à gauche, allant et venant devant le grand portail telle un chien de garde.

- Je peux vous aider ?

Le souffle court, elle ne se retourna pas d'abord. La voix émanait de profondeurs insoupçonnées, ciel sous le ciel. Puis, lorsqu'elle se fut retournée, elle le vit, comme pour la première fois, nimbé de la lumière d'hiver.

La taille de ses yeux surtout la subjugua, de véritables ostensoirs taillés dans le bleu mosaïque d'un quelconque vitrail d'église. Jamais elle n'avait ressenti plus forte matérialité électrique, dont les vibrations tressaillaient au plus profond de son sein. Elle sut, coûte que coûte, qu'elle ne le quitterait plus.

- Je... Euh... Je viens prendre de vos nouvelles ! parvint-elle à balbutier.

- Je vais bien, je vous remercie, fit-il dans un demi sourire. Mary comprit la bêtise de ce prologue...

- Je veux dire... J'étais là, au cinéma, quand c'est arrivé...

Sans prononcer un mot, l'homme s'avança vers la grille. Puis, sortant une clé qu'il fit tourner dans la serrure, il passa de l'autre côté.

Et voilà, t'as tout fait foirer, pauvre conne !

Mais l'autre s'était retourné.

« Suivez-moi... »

*

«Allez-y, racontez-moi tout...»

C'était au milieu d'un salon aménagé avec goût, tous deux assis dans des fauteuils, se faisant face devant l'âtre sans feu.

La question la troubla. Quelque chose fondit en elle, qui ne manquerait pas de laisser s'écrouler une partie de l'édifice construit avec force et détermination.

« Eh bien... J'étais aux toilettes. En sortant, j'ai eu le temps d'apercevoir votre femme s'écrouler... Je n'ai rien pu faire...

Un silence s'installa, elle tressaillit. Le temps jouait contre elle, et creusait un peu plus la brèche dans son assurance. La suspicion la gagna. Ballottée au confluent du bien et du mal, Mary sentit son monde tanguer, le temps d'une rapide oscillation de la conscience.

- C'est bizarre, mais Lynn, ma femme, m'a assuré avoir senti quelqu'un la pousser... Vous êtes sûre que vous n'avez vu personne de louche ou... ? »

La puissance de son regard émanait de ses yeux aux irradiations froides, à l'éclat pourtant irrésistible, qui vous forçaient à le regarder, et, en le regardant, vous imposait des sensations auxquelles vous souhaiteriez échapper.

- Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider sur ce point... Mais comment va-t-elle ?

- Elle va... Les blessures sont nombreuses, mais, Dieu merci, rien d'irréversible.

- Quelle histoire !

- Oui, lança M. Richmond dans un soupir plus affecté que sincère. Mais l'enquête avance...

Mary serra les poings.

- L'enquête ? parvint-elle à bredouiller.

Avant qu'il n'eût pu répondre, le téléphone sonna. M. Richmond s'excusa.

À son tour elle se leva, quitta son fauteuil pour se poster en face de la vitrine où, derrière la vitre sans taches, s'alignaient les indices d'un passé heureux, la poussière des heures sereines. Et l'avenir semblait riche de promesses...

Elle esquissa une moue. Elle ferait de l'ordre dès que... Du bruit. Une porte qu'on referme avec soin, sans empêcher les gonds de crier. Mary fit quelques pas vers l'arcade séparant le salon de l'alcôve, juste avant le grand escalier. Sur la pointe des pieds, elle hésita, avant de jeter un rapide coup d'œil. La lumière du jour mourait sur les dernières marches. Apparemment, on maintenait l'étage dans une obscurité...

Bientôt le pas lourd de M. Richmond fit craquer les marches. Sans plus attendre, Mary rebroussa chemin, regagna le fauteuil.

Tandis qu'elle contemplait une dernière fois le grand salon, rendu lugubre par la gouffre de l'âtre où dormait les mystères d'une nuit éternelle, elle s'efforçait de renvoyer l'image du petit trousseau de clés qui venait de glisser de la poche de l'homme.

Elle résista, mais les actes inconsidérés ont pour eux l'excitation qu'ils font naître... Lentement, au travail sourd de la tentation, son sang s'échauffait. Elle hésiterait et n'agirait pas. Alors, piquée à vif dans sa chair par une dernière effusion de curiosité, elle se saisit du trousseau, puis, tâtonnant les clés une à une dans un éclair de temps qui dura une éternité, elle finit par mettre le trousseau dans une poche de son manteau.

M. Richmond revenu, Mary se leva. Elle craignait que sa gêne transparût, et refusant l'invitation à rester encore quelques instants, elle se dirigea vers la sortie. La poignée de la porte jouait à vide. La main de Patrick, froide et douce, arrêta

« En tournant le verrou, ce sera mieux ! » Ce disant, il lui effleura la main.

La porte enfin ouverte, Mary s'élança, les mains dans les poches, bousculant au passage Patrick Richmond.

Elle ne voyait plus, n'entendait plus, guidée sur le chemin par l'habitude. Le monde s'était soudain réduit au trousseau de clés, dont elle tentait de faire siennes chacune des surfaces froides et rugueuses.

Le Rêve de Mary (En Réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant