Mercredi 5 décembre

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16 heures. Pluie. Dans le centre commercial, on ne voit pas le temps. Il n'est pas inscrit dans l'espace. Il ne se lit nulle part. Il y a remplacement des boutiques, rotation des rayons, renouvellement des marchandises, du nouveau qui ne change fondamentalement rien. Qui suit toujours les mêmes cycles, des soldes de janvier aux fêtes de fin d'année, en passant par les soldes d'été et la rentrée scolaire.

En ce moment, franchir l'une des portes du centre, c'est tomber brutalement dans l'effervescence et la trépidation, le scintillement des choses, tout un monde insoupçonnable quand on est encore au-dehors dans le froid sur le parking, face à ce Kremlin en brique.

Beaucoup de monde au rayon jouets d'Auchan. D'enfants. Séparés rigoureusement. Aucune fille devant les voitures et les panoplies de Spiderman, aucun garçon devant les Barbies, les Hello Kitty, les poupons Rik et Rok qui pleurent.

Jadis, mon fils de deux ans a voulu une poupée. Ses parents trouvant que s'intéresser au sexe opposé partait d'un désir et d'une curiosité légitimes, il l'eut.

Dans le grand espace de la téléphonie et des ordinateurs - qui affiche NOUVELLES TECHNIQUES, CONNECTIQUE - une majorité de clients masculins, et les vendeurs sont tous des garçons, jeunes, généralement bien de leur personne, évoluant avec décontraction entre les comptoirs, conscients de leur savoir en manière de nouvelles technologies. Au coup d'il, ils forment une espèce d'aristocratie, qui ne se prive pas d'adopter une certain condescendance avec la clientèle, surtout les femmes. Deux, justement, s'enquièrent d'un téléphone portable destiné à une petite fille, "mais simple, juste pour rentrer de l'école", ce qui provoque rires et plaisanteries chez les deux gars du stand. Il me faut une clé USB. J'ai lourdement conscience que demander au vendeur de se déplacer pour m'expliquer ce que je dois choisir comme nombre de gigas manifeste une ignorance crasse, que son les plus nombreux, souvent désuvrés . Il n'y en a aucun à la librairie.

Impossible d'accéder au niveau 2 sans voir la poissonnerie située à la sortie de l'escalator. Il y a du congre, de la saumonette à 6,99 euros le kilo, des moules à 2,99 euros, de la queue de lotte à 14,94 euros. Les prix sont en lettres gigantesques, toujours sur le même fond jaune acide. Je m'aperçois que cette démesure agit de façon hypnotique, je serais prête à croire que ces poissons sont littéralement donnés. Les employés du rayon circulent rapidement, en bottes et tablier bleu, un calot sur la tête. Celui que je pense être le responsable, un visage jeune, des cheveux gris sous le calot, puise de la glace à grandes poignées dans un bac et la jette sur l'étal. Il indique à un autre employé comment ranger les bars parallèlement avant de disperser dessus une fine couche de glace. Il me demande ce que je veux. "Rien, je vous regarde. - Ah bon. - C'est que j'écrit sur les hypermarchés."

D'un seul coup il est intéressé. Je lui demande depuis quand il travaille à Auchan. "Vingt ans!" dit-il avec la fierté que confère la longue durée quelle qu'elle soit, d'un emploi, d'un mariage, d'une vie même, etc. Il précise "Là, à la poissonnerie, depuis onze ans!" Fierté par-dessus tout de son travail, qui n'est plus celui d'un exécutant mais d'un responsable à tous les niveaux - choix, préparation et vente - d'un produit alimentaire fragile. Pendant notre conversation, il ne perd pas de vue son étal. Un client vient d'arriver. Il me quitte aussitôt en s'excusant.

Lui, comme le boucher, le boulanger et le fromager, jouissent en raison de leur savoir-faire d'une autonomie et d'une responsabilité qui les situent à part. Avant d'être les employés d'Auchan, ils sont des gens de métier, des artisans. Ils forment une espèce de noblesse, généralement masculine.

Trop de monde aux caisses classiques. A contrecur, je me dirige vers les automatiques, réservées à dix articles maximum. Devant moi un homme seul, la cinquantaine, avec une part de pizza à 1,75 euros, une baguette de pain sous cellophane, des bananes et des mandarines. Derrière, des étudiants qui évoquent des souvenirs de leur lycée. L'un d'eux tient un pot de glace Häagen-Dazs. Comme souvent, l'une des quatre machines est hors service. Je suis soulagée que celle qui m'échoit se trouve être la plus éloignée de la file d'attente et des regards rivés anxieusement sur vous par les autres clients, lesquels jaugent leurs chances de passer rapidement selon votre dextérité ou votre maladresse. Perversion du système des caisses automatiques, l'irritation que suscite une caissière jugée lente se déplace sur le client.

De fait, c'est un système éprouvant, terroriste, ou l'on doit suivre à la lettre des indications pour réussir à emporter la marchandise. Une opération décomposée en phases impossibles à bouleverser, sinon la voix autoritaire de synthèse répète "Posez l'article sur la balance. Présentez le code-barres" autant de fois qu'on n'obéit pas. Impression que la machine s'énerve de plus en plus, vous estime nul et incompétent. Aujourd'hui, n'ayant eu à subir aucun rappel à l'ordre de la voix, par une vanité de bonne élève, j'ai le sentiment d'avoir fait, en somme, un sans-faute.

De plus en plus sûre que la docilité des consommateurs est sans limites.

Regarde les lumières mon amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant