Il y a vingt ans, je me suis trouvée à faire des courses dans un supermarché à Kosice, en Slovaquie. Il venait d'ouvrir et c'était le premier dans la ville après la chute du régime communiste. Je ne sais si son nom - Prior - venait de là. A l'entrée, un employé du magasin mettait d'autorité un panier dans les mains des gens, déconcertés. Au centre, juchée sur une plateforme à quatre mètres de haut pour le moins, une femme surveillait les faits et gestes des clients déambulant entre les rayons. Tout dans le comportement de ces derniers signifiait leur inaccoutumance au libre-service. Ils s'arrêtaient longuement devant les produits, sans les toucher, ou en hésitant, de façon précautionneuse, revenaient sur leurs pas, indécis, dans un flottement imperceptible de corps aventurés sur un territoire inconnu. Ils étaient en train de faire l'apprentissage du supermarché et de ses règles que la direction de Prior exhibait sans subtilité de chorizo et de touron avant la frontière - mais il était toujours trop tard - et qui était devenu une private joke familiale, le symbole du contretemps et de l'inaccessible.
Les super et hypermarchés ne ont pas réductibles à leur usage d'économie domestique, à la "corvée des courses". Ils suscitent des pensées, fixent en souvenirs des sensations et des émotions. On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage d'enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans. Si on excepte une catégorie restreinte de la population - habitants du centre de Paris et des grandes villes anciennes -, l'hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l'existence, mais dont on ne mesure pas l'importance sur notre relation aux autres, notre façon de faire société avec nos contemporains au XXIe siècle. Or, quand on y songe, il n'y a pas d'espace, public ou privé, ou évoluent et se côtoient autant d'individus différents : par l'âge, les revenus, la culture, l'origine géographique et ethnique, le look. Pas d'espace fermé ou chacun a l'occasion d'avoir un aperçu sur la façon d'être et de vivre des autres. Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les "experts", tous ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d'aujourd'hui.
L'hypermarché comme grand rendez-vous humain, comme spectacle, je l'ai éprouvé à plusieurs reprises. La première fois, de façon aiguë, avec une vague honte Pour écrire, je m'étais isolée hors saison un village de la Nièvre et je n'y arrivais pas. Aller "au Leclerc" à 5 km était un soulagement. Celui, en me mêlant à des inconnus, en "voyant du monde", de retrouver, justement, le monde. La présence nécessaire du monde. Découvrant par là que j'était pareille à tous ceux qui vont faire un tour au centre commercial pour se distraire ou échapper à la solitude. Très spontanément, je me suis mise à décrire des choses vues dans les grandes surfaces.
Pour "raconter la vie", la nôtre, aujourd'hui, c'est donc sans hésiter que j'ai choisi comme objet les hypermarchés. J'y ai vu l'occasion de rendre compte d'une pratique réelle de leur fréquentation, loin des discours convenus et souvent teintés d'aversion que ces prétendus non-lieux suscitent et qui ne correspondent en rien à l'expérience que j'en ai.
De novembre 2012 à octobre 2013, j'ai ainsi relaté la plupart de mes passages à l'hypermarché Auchan de Cergy que je fréquente habituellement pour des raisons de facilités et d'agrément, dues essentiellement à sa situation à l'intérieur des Trois-Fontaines, le plus grand centre commercial du Val d'Oise. Accessibles à pied par les voies piétonnes depuis la gare RER et en voiture directement depuis l'autoroute A15, les Trois-Fontaines sont implantées au cur du quartier de Cergy-Préfecture. Là sont concentrés tous les organismes publics - préfecture, grande poste, CAF, hôtel des Impôts, gares RER et routière, Caisse d'Epargne, hôtel de Police, théâtre, médiathèque, conservatoire, piscine, patinoire, etc,-, nombre d'établissements d'enseignement supérieur (faculté de lettres, ESSEC, ENSEA, Ecole national d'art) et de banques. Si bien que je définirais volontiers cet espace - appelé d'ailleurs Grand Centre - comme une addition, voire un emboîtement, de concentrations massives, qui ensemble créent une animation considérable durant la journée et un désert le soir.
Le centre commercial occupe la plus grande surface de cette zone. Il faut se représenter une énorme forteresse rectangulaire en briques rouge-brun, dont la grande façade, celle tournée vers l'autoroute, est en vitre-miroirs reflétant les nuages. La façade opposé, qui donne sur les immeubles et une tour d'habitation, est uniformément en briques, comme une ancienne usine du Nord. Depuis sa création en 1972, une aile perpendiculaire a été ajouté à l'une des extrémités, ou s'est installée, notamment, la FNAC. D'immenses parkings, pour moitié couverts et superposés sur plusieurs niveaux, l'entourent sur trois côtés. On accède à l'intérieur par dix portiques dont quelques-uns, monumentaux, évoquent l'entrée d'un temple mi-grec mi-asiatique, avec leurs quatre colonnes surmontées de deux toits distants, en forme d'arc, le plus haut en verre et métal, débordant avec grâce.
Le centre des Trois-Fontaines constitue un centre-ville d'un nouveau genre : propriété d'un groupe privé, il est entièrement fermé, surveillé et nul ne peut y pénétrer en dehors d'horaires déterminés. Tard le soir, quand on sort du RER, sa masse silencieuse est plus désolante à longer qu'un cimetière.
Ici sont rassemblés sur trois niveaux tous les commerces et tous les services payants susceptibles de couvrir la totalité des besoins d'une population - hypermarché, boutiques de mode, coiffeurs, centre médical et pharmacies, crèche, restauration rapide, tabac-presse-journaux, etc. Il y a des toilettes gratuites et un prêt de fauteuils roulants. Mais le seul café, Le Troquet? le cinéma Les Tritons et la librairie Le Temps de vivre ont disparu. On n'y trouve que peu d'enseignes haut d gamme. La clientèle appartient majoritairement aux classes moyennes et populaires.
Pour qui n'en a pas l'habitude, c'est un endroit désorientant, non pas à la façon d'un labyrinthe, comme Venise, mais en raison de la structure géométrique du lieu ou se juxtaposent, de chaque côté d'allées à angles droits, des boutiques faciles à confondre. C'est le vertige de la symétrie, renforcé par la clôture de l'espace, même si celui-ci est ouvert à la lumière du jour par une grande verrière qui remplace le toit.
L'hypermarché Auchan occupe sur deux niveaux presque la moitié de la surface du centre. Il en est le coeur, irriguant de sa clientèle l'ensemble des autres commerces. Sa suprématie est lisible au fronton du centre ou son nom s'étale en lettres gigantesques, éclipsant celles plus réduites de la FNAC et de Darty. Dans le parkings, les loges abritant les barrières de caddies portent toutes le logo de l'enseigne, rouge avec un oiseau. C'est le seul commerce à être ouvert aussi longtemps - de 8 h 30 à 20 heures - quand les autres ne le sont que de 30 heures à 20 heures. À l'intérieur du centre, l'hyper Auchan constitue lui-même une enclave autonome, proposant, en plus de l'alimentation, de l'électroménager, des vêtements, des livres et des journaux, également des services - billetterie, voyages, photos, etc. Redoublant en quelque sorte l'offre d'autres commerces, tel Darty, quand il ne les a pas fait fuit hors du centre, ou il n'y a plus de boulangerie, boucherie, marchand de vin, etc. Le niveau 1, non alimentaire, à la forme d'un rectangle profond. Un escalator de relie au niveau 2, d'une surface double, divisé en deux espaces communicants, mais décrochés à angle droit l'un par rapport à l'autre, ce qui, en réduisant l'horizon infini des marchandises, atténue l'impression de grandeur. Tous les accès sont gardés par des vigiles.
Voilà pour la physionomie des lieux que, à mon habitude, j'ai parcourus avec ma liste de courses à la main, m'efforçant simplement de prêter une attention plus soutenue que d'ordinaire à tous les acteurs de cet espace, employés et d'enquête ni d'exploration systématiques donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à mon tempérament, porté à la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d'observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là.
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Regarde les lumières mon amour
AcakSouvent, j'ai été accablée par un sentiment d'impuissance et d'injustice en sortant de l'hypermarché. Pour autant, je n'ai jamais cessé de ressentir l'attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s'y déroule. A.E ⚠ce liv...