5. Julian

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Julian marchait sous la pluie, grelottant dans son mini short trop serré. Son débardeur lui collait à la peau et les baskets qui maintenaient ses pieds au sec glissaient sur le trottoir, menaçant de le faire tomber à tout moment. La nuit tombait et sa journée était terminée. Enfin.

Un homme en costume l'attendait, adossé contre le pont, à l'abri de la pluie. Comme tous les soirs depuis maintenant cinq ans. Julian s'avança vers lui et lui tendit son maigre salaire. L'homme soupira et compta l'argent durant de longues minutes, semblant prendre un malin plaisir à voir le jeune homme frigorifié devant lui.

_Cinq cent...C'est mieux qu'hier, mais ce n'est pas suffisant. Écoute, mon petit, je te rappelle que j'ai pris un risque énorme en misant sur toi. Mais si tu continues de tirer au flan, je vais devoir me séparer de toi, pigé?

Afin de donner plus de poids à ses paroles, l'homme passa un pouce le long de son cou. Le message était clair. Julian n'avait plus droit à l'erreur.

_Bien sûr K, je comprends, balbutia Julian en baissa la tête.

Un sourire barra le visage du dénommé K. Julian était sa marionnette, et tant qu'il obéirait sagement, K n'avait pas l'intention de s'en séparer. Mais il fallait bien lui montrer qui commandait ici, et une piqûre de rappel de temps en temps ne pouvait qu'être bénéfique pour les affaires. Satisfait, K tendit un billet de cinquante euros au jeune homme.

_Au fait, rappelle-moi quel nom tu utilises pour nos...petites affaires? Lui demanda-t-il nonchalamment, les mains dans les poches.

_C'est heu, Julian hésita un instant, rougissant de honte, c'est Lola sans dents...

_Ha oui, s'exclama K comme si il venait d'avoir une révélation, Lola sans dents. Exact, exact. Alors la prochaine fois que je t'envoie certains de mes amis, n'oublie pas de t'en souvenirs, Lola. Sinon, Julian risque fort de l'être réellement...sans dents. Maintenant dégage de ma vue.

Le jeune homme déglutit et acquiesça avant de faire demi-tour. Le cœur battant à tout rompre, il prit soin de garder une démarche calme et régulière jusqu'à être sûr d'être assez loin pour que K ne puisse plus le voir. Une fois hors de sa portée, Julian détala en courant à travers les rues, ignorant les regards étonnés ou moqueurs des quelques personnes traînant encore dans les rues à cette heure tardive de la nuit.

Julian s'arrêta devant une boite à livres. Il aimait la lecture. Cela lui permettait de s'évader après de lourdes journées. Il oubliait l'espace d'un instant son quotidien, trouvant du réconfort dans les lignes qui défilaient devant ses yeux. Mais aujourd'hui, la petite boîte était presque vide. Quelqu'un avait trouvé malin d'entasser dessus une pile de vieux journaux et Julian soupire d'exaspération. Personne ne respectait plus rien dans cette ville.

Il parcouru rapidement du regard les autres ouvrages disponibles. Rien de bien intéressant. Quelques bandes dessinés qu'il avait déjà lu. Un roman d'amour qui ne lui inspirait pas confiance et un cahier bleu. Julian fronça les sourcils, se demandant quel idiot avait bien pu laisser cela ici. L'esprit du jeune homme s'évada vers ce cahier. Comment était-il arrivé là ?

Il imagina alors une histoire. Celle d'un jeune lycéen persécuté qui s'était fait volé ses affaires. Il devait alors faire le tour de la ville, comme une chasse au trésor, pour récupérer ses biens. Curieux de savoir à qui appartenait ce cahier, bien que savoir son nom ne lui dirait absolument rien, Julian le récupéra et l'ouvrit. La luminosité l'empêchait de lire convenablement mais aucun nom ne semblait être inscris. Que se soit en haut ou en bas de la page. Non. Seules quelques lignes étaient écrites au milieu de la page. Malheureusement, la luminosité ambiante l'empêchait d'en savoir plus.

La curiosité l'obligea à emmener ce cahier chez lui. Durant le trajet, il le protégea du mieux qu'il put de la pluie. A peine la porte de son appartement passé, Julian balança le cahier sur son canapé-lit et couru jusqu'à la salle de bain. Une fois déshabillé, il laissa couler l'eau chaude sur son corps durant de longues minutes. Il frotta ensuite énergiquement sa peau, jusqu'à la rendre rouge et douloureuse. Le même rituel chaque soir, inlassablement, inutilement. Son corps n'était pas la seule chose souillée, mais c'était la seule qu'il pouvait nettoyer. Son âme et son cœur avaient depuis longtemps cessés de se débattre, et le désespoir avait depuis longtemps remplacé sa naïveté d'enfant.

Une fois sec, il s'observa sous toutes les coutures. Ses cheveux blonds en bataille qui descendaient sur ses épaules. Il allait devoir les couper rapidement. M les préférait courts, et si il avait toléré son extravagance jusque là, Julian n'était pas sûr qu'il soit aussi clément lors de leur prochaine rencontre. Ses yeux marrons, inexpressifs. Son visage pâle et osseux, presque maladif. Julian allait devoir acheter de l'auto-bronzant. Et même si il préférerait se payer autre chose, il savait qu'il n'avait pas le choix. Bientôt, M allait lui faire remarquer que sa tête faisait fuir les clients. Et mieux valait ne pas trop le contrarier. 

Julian continua son observation. Quelques bleus prenant une teinte jaunâtre sur son ventre et son dos. Le jeune homme avait hâte qu'ils disparaissent. Quand se sera le cas, il pourra de nouveau toucher les cents euros journalier qu'il était censé recevoir.

Soupirant, il enfila son pyjama et alla faire chauffer la bouilloire. Il récupéra une boîte de nouilles chinoises sur ses étagères et versa l'eau brûlante dessus avant d'aller s'installer sur son canapé. Tout en mangeant, il se décida enfin à ouvrir cet étrange cahier.

_20 Février 2020. Nice. Règle numéro 1: Ne me déchire pas. Règle numéro 2: Lis moi avec attention. Règle numéro 3: Écris quelque chose sur toi. Règle numéro 4: Ne me garde pas.

Un sourire se dessina sur ses fines lèvres. C'était un jeu plutôt amusant, mais Julian savait bien que cela n'intéresserait pas grand monde. Il fut donc surpris de voir que les quatre premières pages étaient déjà pleines. Intrigué, il poursuivit sa lecture. Les deux premières pages racontaient le harcèlement que subissait le harcèlement de Léa, une collégienne de treize ans. C'était il y a cinq mois et Julian, poursuivant sa lecture, se demanda si cette adolescente s'en était sortie. Il n'aurait certainement jamais le fin mot de l'histoire et cela lui mina quelque peu le moral.

Il décida de faire une pause afin de digérer ce premier récit et en profita pour terminer son repas. Une fois l'estomac plein, il prit le temps de faire sa vaisselle et de sortir ses poubelles avant de préparer le clic-clac pour la nuit. Il se glissa spis sa couverte, cahier et stylo en main. Confortablement installé contre ses oreillers, le jeune homme prit une grande inspiration et reprit sa lecture.

Cette fois, il s'agissait d'une certaine Simone. Cette vieille dame vivait à Ploërmel et Julian se demanda si elle avait été aussi touché que lui par l'histoire de Léa. Mais, les avait-elle seulement lu? Après tout, même si les règles étaient présentes, personne ne saurait si elles seraient respectées. Le cahier finirait même peut-être brûlé ou utilisé à d'autres fins. Le jeune homme secoua la tête, se concentrant sur sa lecture.

Cette Simone le touchait tout autant que la jeune Léa . Cette vieille dame n'avait pas eu une vie facile et Julian ressentait sa douleur dans chacune de ses lignes. Des larmes floutèrent sa vue, l'arrachant à sa lecture. Il les balaya d'un revers de main.

Il arriva tant bien que mal au bout du récit et referma le livre. Son regard se perdit dans le vague tandis que son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine. Il songea à sa vie, faisant le bilan de sa médiocre existence. Faisant danser le stylo entre ses doigts, Julian hésita.

Se livrer ainsi revenait à exposer ses faiblesses. En serait-il capable? D'un autre côté, il n'était pas le seul Julian à Ploërmel, mais certainement le seul à faire ce métier. Peut-être pourrait-il utiliser son pseudonyme? Ainsi, personne ne pourrait le reconnaître.

Mais l'anonymat était-il réellement ce qu'il souhaitait? Au fond de lui, il avait toujours ce besoin vital de s'en sortir, de quitter ce cercle vicieux dans lequel il s'était empêtrer. Ce cahier pouvait-il l'aider dans cette voie? Ou signerait-il son arrêt de mort?

Le jeune homme inspira longuement. Il avait pris sa décision et s'empressa d'écrire les premières lignes. Aucun retour en arrière n'était désormais possible. Julian, alias Lola, venait d'ouvrir la voie sur son avenir. Et ce dernier était comme une pièce que l'on venait de lancer les yeux fermés. Un chat de Schrödinger dans une boite hermétiquement close.

La boîte à livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant