3. Simone

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Simone savait qu'elle était plus près de la fin que du début. L'automne commençait à peine et déjà les arbres perdaient leurs feuilles. Combien de saisons verrait-elle encore? Combien d'arbres nus aurait-t-elle l'occasion de contempler avant que la grande faucheuse vienne réclamer son âme? Et que laisserait-elle derrière elle? Quelle serait la trace de son existence? Ces questions lui revenaient inlassablement en tête, comme pour la presser de faire quelque chose qu'elle ne pouvait désormais plus accomplir. Comme pour lui rappeler à quel point elle fût stupide de se croire plus maligne que le temps qui passe.

La vieille dame marchait d'un pas lent dans les rues de Ploërmel, prenant le temps de contempler les passants qui, trop pressés par leur quotidien, en oubliaient de vivre. Qu'aurait-elle donné pour revenir quelques années plus tôt? Pour enfin concrétiser ses projets? Pour partir l'esprit tranquille? Bien sûr, Simone avait eu une belle et heureuse vie. Elle s'était mariée avec un homme formidable qui s'était éteint dix ans plus tôt. Elle avait des enfants formidable qui avaient réussi leur vie, et malgré cela, quelque chose lui manquait. Aujourd'hui encore, les fantômes de ses rêves inaccomplies la hantaient.

L'octogénaire s'arrêta devant une petite bibliothèque, fermée par une porte en verre, sur laquelle reposait plusieurs livres qu'elle reconnu comme étant les siens. Chaque jour, en prévision de son grand voyage, elle venait en déposer quelques uns, vidant ses étagères au fur et à mesure. Bien sûr, certains reviendront à ses enfants et ses petits enfants, et ceux-là étaient d'ailleurs déjà soigneusement emballés dans des cartons, mais le reste...

Elle ne voulait pas qu'ils se retrouvent brûlés, et les vendre ne lui rapporterait pas grand-chose. Non. C'était une perte de temps et d'énergie inutiles. De plus, la moitié était bien trop abîmée pour que les bibliothèques et les écoles les acceptent. Il ne lui restait plus que cette option, et ainsi espérer que ses précieux ouvrages trouvent une nouvelle famille.

Mais les voir ainsi lui donnait mal au cœur. Même comme cela, personne n'en voulait. Il est vrai que le style n'avait rien à voir avec ce que l'on pouvait trouver aujourd'hui. Autre siècle. Autre vie. Mais Simone était assez naïve pour penser que cela pourrait encore intéresser quelqu'un. Après tout, beaucoup de personnes chantaient les louanges des vieux livres.

Mais peut-être que ces personnes n'aimaient de vieux que leur odeur? Les histoires, relégués désormais dans l'esprit des gens au rang de clichés ou de ringard, n'intéressaient plus. Ce n'était plus dans l'air du temps. Pas assez moderne, pas assez dramatique. Peut-être aussi que l'écriture y avait un rôle majeur. La simplicité des phrases avait remplacé la poésie d'antan.

Simone ouvrit la boîte et déposa méticuleusement chaque ouvrage sur les étagères. Quitte à laisser des livres, autant que ces derniers attisent la curiosité grâce à une jolie présentation. Son regard fut alors attiré par un cahier bleu déposé contre le mur de la boîte, si bien qu'il en était quasi invisible. Intriguée, Simone le récupéra et le feuilleta brièvement. Il était vide.

_Quel gâchis, soupira la vieille dame en le rangeant dans son cabas.

Elle pourrait peut-être l'offrir à un de ses petits enfants? Cela leur serait certainement utile pour l'école. Un cahier, ça peut toujours servir après tout. D'une démarche claudicante, la vieille dame retourna chez elle.

Une fois dans son salon, elle récupéra le cahier afin d'en retirer les pages abîmées par la pluie. Son regard fut alors attiré par les écritures qui y étaient déjà inscrites.

_Qu'est-ce que c'est que ces conneries encore? grommela la vieille dame en mettant ses lunettes, alors, qu'est-ce-qu'il dit? 20 Février 2020. Nice. Règle numéro 1, ne me déchire pas. Règle numéro 2, lis moi avec attention. Règle numéro 3, écris quelque chose sur toi. Règle numéro 4, ne me garde pas. Qu'est-ce que ça veux dire? C'est complètement stupide!

Quoi qu'en y réfléchissant, ça ne l'était peut-être pas tant que ça. Après tout, l'idée, bien que saugrenue, était assez sympathique. Mais le cahier étant presque vide, c'était bien la preuve que cela n'intéressait personne. Et à quoi bon écrire si c'est pour ne jamais être lu?

Mais autre chose attira l'attention de la vieille dame. Sur la seconde et la troisième page, un texte y était écrit. Les lettres étaient hésitantes et les phrases enfantines, rien à voir avec la page de garde. Reniflant, la vieille dame sortit un mouchoir en tissu de sa poche et s'essuya le nez avant d'hausser les épaules.

Après tout, elle n'avait pas grand-chose à faire pour occuper ses journées. A plus de quatre-vingts ans, la vieille dame avait passé l'âge des sorties entre amis, ou ne serait-ce que des amis tout court. Elle n'aspirait qu'au repos et à la tranquillité.

Simone déposa le cahier sur sa table basse et traîna sa vieille carcasse jusqu'à la cuisine. Les rhumatismes étaient de plus en plus difficile à supporter, et elle s'essoufflait de plus en plus vite. Une fois sa tisane prête, elle se réinstalla dans son fauteuil et entreprit sa lecture.

Une seule personne avait prit la peine d'écrire dans ce cahier et elle trouva cette enfant complètement inconsciente. Même si son nom de famille n'y était pas, n'importe quel détraqué pouvait faire le tour des collèges de sa ville pour la retrouver. Et vu les informations qu'elle y mettait, il serait facile de mettre la main sur cette gamine. Comment des parents pouvaient être ainsi inconscients?

Mettant ses jugements de côtés, Simone se plongea dans les lignes, forcée de constater malgré tout que cette Léa était touchante. Comment des enfants pouvaient faire subir tant de souffrances à leurs copains de classe? Mais surtout, comment pouvait-on ne rien voir?

Simone essuya les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Ce n'était pas d'un stupide journal dont cette gamine avait besoin, mais plutôt de l'aide d'adultes compétant. Si seulement la vieille dame pouvait se déplacer comme elle le voulait, elle serait aller toucher deux mots aux parents de ces ignobles petites chipies.

La boîte à livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant