Chapitre 5 : Dans ton monde

1.2K 130 35
                                    

 - Marc ?

Marc quitta le monde de Julien et Mme de Rênal pour lever les yeux. Il croisa avec surprise les pupilles bleues interrogatrices de Nathaniel.

- N-Nath ? fit-il sans bouger. Tu n'étais pas chez Alix ?

- Elle est malade. Mais toi, qu'est-ce que tu fais ici ?

Marc passa sa main sur sa nuque, gêné. Le livre était encore ouvert sur ses genoux. Il avoua à son ami qu'il voulait juste prendre l'air, prenant soin de ne pas évoquer l'isolement quotidien auquel il était confronté dans sa famille. Pendant qu'il s'expliquait, il s'aperçut que le rouquin ne détachait pas son regard de l'ouvrage de Stendhal.

- C'est Le Rouge et le Noir, hein ? Toi aussi, le collège t'oblige à lire ce genre de choses ennuyeuse ? dit-il froidement en s'asseyant à côté de Marc.

- Non, il s'agit de mon roman préféré, sourit l'écrivain en herbe le visage illuminé. Pourquoi, vous l'étudiez avec votre classe ? La chance !

- Non, pas la chance du tout, soupira Nathaniel. Mme Bustier nous a donné un exposé à faire à deux pour lundi, et je suis chargé de faire l'affiche. Sauf que je n'ai absolument pas lu le bouquin et je ne sais pas du tout comment m'y prendre pour dessiner.

La mine renfrognée, Nathaniel posa ses coudes sur ses genoux et encadra son menton avec les paumes. Marc l'observait curieusement.

- Toi, l'artiste de la 3°B, l'ancien "Dessinateur", tu es en manque d'inspiration ?

- Ça arrive même aux meilleurs, rétorqua Nathaniel d'un sourire taquin.

Marc, toujours aussi étonné du dégoût que semblait éprouver l'artiste envers la littérature, regarda le livre, puis son ami. Il sourit tendrement.

- Le Rouge et le Noir n'est pas qu'une histoire ennuyeuse. Tu savais que pour l'écrire, Stendhal s'était inspiré d'une vraie affaire parue dans le journal ? Elle racontait l'histoire d'un jeune séminariste, Antoine Berthet, qui a tiré en pleine messe un coup de pistolet sur Mme de Michoud, une dame chez qui il avait été le précepteur de ses enfants.

- Ça me fait une belle jambe, grogna Nathaniel en regardant ses chaussures. Soyons réalistes, Marc, c'est pas cet Antoine machin qui va m'aider à faire mon affiche.

- Ah ? fit malicieusement le petit Anciel. Et si je te disais que cet "Antoine machin" a le même parcours physique et psychologique que Julien Sorel, le héros du livre ? De plus, comme lui, il était issu d'une famille très modeste.

Nath releva la tête.

- Tu veux dire que le héros de ce fichu bouquin a été inspiré d'une vraie personne ?

Marc opina.

- Tu n'as pas lu le livre, n'est-ce pas ?

- Non, répondit Nathaniel.

- Tu ne connais donc pas sa vraie beauté. Tu permettes que je te lise mon passage préféré ?

Le dessinateur haussa les épaules.

- Vas-y, je n'ai rien à perdre.

Marc rit de l'attitude de son ami.

Il prit le livre au chapitre VI intitulé L'ennui. Il dit à Nathaniel de bien écouter et se racla la gorge.

- "Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal..."

Marc continua avec excitation. Sa voix suivait les mots de Stendhal écrits deux cent ans plus tôt avec fluidité et passion. Il faisait attention à modérer la gravité de sa voix suivant les passages, tantôt accentuée lors des descriptions, tantôt plus aigüée lorsque Julien ou Mme de Rênal parlait. Le passage qu'il lisait était en fait celui de la rencontre entre les deux êtres. Julien, figé devant l'imposante demeure des Rênal chez qui il devait devenir précepteur, attira le regard de la majestueuse femme du maire qui l'approcha, le prenant pour un enfant perdu.

- "Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :
"- Que voulez-vous ici, mon enfant ?"
Julien se tourna vivement et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question."

Il continua de lire avec animation le passage où le jeune homme avouait qu'il venait pour être précepteur. Mme de Rênal, si tourmentée à l'idée dans son imagination de précepteur amer et dur qui battrait ses enfants lorsqu'ils se tromperaient, reste interdite devant la révélation.

- "Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figurée comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !"

Marc sentit tout-à-coup un gros poids tomber sur son épaule. Sa concentration fut à cet instant brisée.

- Nath ?

Il regarda timidement la tête du rouquin allongée sur son épaule. Le jeune homme avait fermé les yeux.

- Euh... J-je peux arrêter si ça t'ennuie.

Le visage de Nathaniel eut un mouvement. Tournant la tête de gauche à droite, il essayait de dire "non". Marc comprit et sourit. Il se remit au livre.

- "Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement."

Cette scène était si paisible.

Baignés par le soleil et les chants des oiseaux, dans un espace où on était isolé des bruits de la ville, ces deux êtres étaient seuls et installés l'un contre l'autre. Le corps de l'autre était comme une bénédiction et une source de chaleur en plus pour les deux. C'était si agréable qu'ils auraient voulu rester comme ça pour toujours. L'un somnolant sur l'épaule, l'autre plongé dans la lecture du passage qu'il préférait. Le plaisir d'être tout contre le corps de l'autre était sûrement la clé de la quiétude du tableau ; de plus, l'un vêtu de rouge, l'autre de noir, ils semblaient tout-à-fait en raccord avec le détail-clé du tableau ; l'ouvrage de Stendhal.

Lorsque Marc eût fini, il ne referma pas le livre. Il se contenta de le remercier pour cet instant qu'il vivait, où il se nourrissait d'un sentiment exceptionnel : celui d'être à la fois en compagnie de Julien Sorel et de Nathaniel.

C'était, dans tout Paris, dans tout le pays, dans tout l'univers, les deux personnes avec qui il se sentait le mieux.

Le Rouge & le Noir - Marcaniel (MLB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant