« J'ai reçu votre télégramme, me dit, en entrant chez moi, un monsieur à moustaches grises, vêtu d'une redingote marron, et coiffé d'un chapeau à larges bords. Et me voici. Qu'y a-t-il ? »
Si je n'avais pas attendu Arsène Lupin, je ne l'aurais certes pas reconnu sous cet aspect de vieux militaire en retraite.
« Qu'y a-t-il ? répliquai-je, oh ! pas grand-chose, une coïncidence assez bizarre. Et comme il vous plaît de démêler les affaires mystérieuses, au moins autant que de les combiner...
— Et alors ?
— Vous êtes bien pressé !
— Excessivement, si l'affaire en question ne vaut pas la peine que je me dérange. Par conséquent, droit au but.
— Droit au but, allons-y. Et commencez, je vous prie, par jeter un coup d'œil sur ce petit tableau que j'ai découvert, l'autre semaine, dans un magasin poudreux de la rive gauche, et que j'ai acheté pour son cadre Empire, à doubles palmettes... car la peinture est abominable.
— Abominable, en effet, dit Lupin, au bout d'un instant, mais le sujet lui-même ne manque pas de saveur... ce coin de vieille cour avec sa rotonde à colonnade grecque, son cadran solaire et son bassin, avec son puits délabré au toit Renaissance, avec ses marches et son banc de pierre, tout cela est pittoresque.
— Et authentique, ajoutai-je. La toile, bonne ou mauvaise, n'a jamais été enlevée de son cadre Empire. D'ailleurs, la date est là... Tenez, dans le bas, à gauche, ces chiffres rouges, 15-4-2, qui signifient évidemment 15 avril 1802.
— En effet... en effet... Mais vous parliez d'une coïncidence, et, jusqu'ici, je ne vois pas... »
J'allai prendre dans un coin une longue-vue que j'établis sur son trépied et que je braquai vers la fenêtre ouverte d'une petite chambre située en face de mon appartement, de l'autre côté de la rue. Et je priai Lupin de regarder.
Il se pencha. Le soleil, oblique à cette heure, éclairait la chambre où l'on apercevait des meubles d'acajou très simples, un grand lit d'enfant habillé de rideaux en cretonne.
« Ah ! dit Lupin tout à coup, le même tableau !
— Exactement le même ! affirmai-je. Et la date... vous voyez la date en rouge ? 15-4-2.
— Oui, je vois... Et qui demeure dans cette chambre ?
— Une dame ou plutôt une ouvrière, puisqu'elle est obligée de travailler pour vivre... des travaux de couture qui la nourrissent à peine, elle et son enfant.
— Comment s'appelle-t-elle ?
— Louise d'Ernemont... D'après mes renseignements, elle est l'arrière-petite-fille d'un fermier général qui fut guillotiné sous la Terreur.
— Le même jour qu'André Chénier, acheva Lupin. Cet Ernemont, selon les mémoires du temps, passait pour très riche. »
Il releva la tête et me demanda :
« L'histoire est intéressante... Pourquoi avez-vous attendu pour me la raconter ?
— Parce que c'est aujourd'hui le 15 avril.
— Eh bien ?
— Eh bien, depuis hier, je sais – un bavardage de concierge – que le 15 avril occupe une place importante dans la vie de Louise d'Ernemont.
— Pas possible !
— Contrairement à ses habitudes, elle qui travaille tous les jours, qui tient en ordre les deux pièces dont se compose son appartement, qui prépare le déjeuner que sa fille prendra au retour de l'école communale... le 15 avril, elle sort avec la petite vers dix heures, et ne rentre qu'à la nuit tombante. Cela, depuis des années, et quel que soit le temps. Avouez que c'est étrange, cette date que je trouve sur un vieux tableau analogue, et qui règle la sortie annuelle de la descendante du fermier général Ernemont.
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Les confidences d'Arsène Lupin
Narrativa generale■ Écrit par Maurice Leblanc (1913) ■ "Monsieur Arsène Lupin a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mademoiselle Angélique de Sarzeau-Vendôme, princesse de Bourbon-Condé, et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale qui aura lieu en...