Chapitre Sept

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               Les mots de Suisen se bousculaient encore dans l'esprit de Batosai. La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà et l'empereur, couché dans son immense lit impérial, cherchait le sommeil. Mais il sentait que quelque chose n'allait pas. Tracassé, il ne pouvait oublier les avertissements de son conseiller qui jusqu'à présent, n'avait jamais failli. L'empereur le savait bien, Sunare était un homme puissant et ambitieux, aimé du peuple et des soldats, charismatique et avait pour héritier de son domaine, un homme qui lui ressemblait beaucoup. Batosai ne doutait pas de Suisen et de ce qu'il avançait. Sans qu'il ne lui dise, l'empereur se méfiait déjà de son général. Non pas de lui directement et de ses intentions, mais de l'amour que le peuple avait pour Sunare. Trop violent pouvait-on reprocher à l'empereur, alors que le général montrait une clémence certaine. Mais plus troublant encore, était cette douleur dans la poitrine de l'empereur qui ne le lâcha plus depuis cette nuit-là. Le sommeil vint, certes tard, mais il vint. Il plongea l'empereur dans un rêve éthéré et mouvementé, si net dans son esprit qu'il parut réel. Le monde n'avait pas de consistance. C'était d'immense murs noirs, informes, surmonté d'un toit et d'un sol mobile. Au milieu de la pièce, si on pouvait l'appeler ainsi, se tenait trois femmes difformes, autour d'un chaudron. Batosai s'approcha, intrigué. Mais marcher fut une épreuve si difficile, qu'il en tomba à genoux. Tout tanguait autour de lui au moindre mouvement, ce qui rendit sa marche compliquée. Néanmoins, à force d'effort, il réussit à s'approcher suffisamment des trois femmes pour les voir nettement. Il n'avait jamais vu une telle laideur ! Leurs nez crochus étaient encadrés par deux grands yeux, leurs longs cheveux gras tombaient comme des poids, leurs silhouettes trapues et leurs mains potelées, tout était monstrueux chez elles. La première, celle qui portait un voile sur la tête, secouait ce qu'elle avait dans les mains. La seconde, dont l'œil droit semblait avoir été écrasé, jouait avec une verrue sur sa main. Enfin, la troisième, dont les deux canines étaient proéminentes, regardait la première faire. -Quand retournerons-nous dans la vallée ? Demanda la première. Danser, chanter, jouer avec eux, sous la pluie et le vent. -Quand le premier orage viendra annoncer l'ère Naisan! Répondit la seconde sorcière. -Gagnera-t-on ? Ajouta la troisième. -Ah ! Pouvons-nous perdre ? -Danser, chanter, jouer, voler, voilà ce qui me manque ! Reprit la première. -Perdre, peut-être, répondit la deuxième en se tournant vers la troisième, mais la calamité viendra ! L'orage pointera ! Le ciel s'assombrira ! Et qui pourra stopper l'ère Naisan d'approcher ? Oui mes sœurs ! Nous retournerons sur terre et nous pourrons à nouveau nous faire vénérer. -Vénérer, véreux, enchanté et attendu ! Nous serons accueillis comme des reines ! Batosai écouta sans les interrompre. Il ne comprenait rien à ce qu'elles racontaient, mais plus elles parlaient, plus l'empereur sentait la peur le gagner. Il les regardait se chamailler, tapis dans l'ombre, allongé sur le ventre. Il eut soudain envie de fuir, loin d'elles et de leurs étranges paroles. Mais ses jambes ne répondaient plus et le monde tournait encore et encore à chaque tentative de mouvement. -Après tout, le Koro a déjà disparu, n'est-ce pas un signe que l'ère Naisan approche ? -Si, si, si ! Le cœur de l'empereur s'accéléra encore un peu et l'homme fut envahi d'une bouffée de chaleur intense. -Ils me regarderont ! Vociféra la troisième. -Toi ? Et pourquoi toi ? Questionna la première qui s'interrompit soudainement dans son travail. -Parce que je suis la plus belle ! La troisième sorcière, dont le visage était déformé par un large sourire, caressa ses impressionnantes dents en guise de réponse. -N'importe quoi ! Tu n'es pas la plus belle ! -En tout cas, je suis plus belle que toi ! Railla la troisième à la seconde. La deuxième sorcière, blessée dans son égo, sauta sur la troisième sorcière et lui arracha les cheveux. -Aaaaah ! Cria la troisième. Mais regarde-toi ! Ton œil biscornu, quelle horreur !-Chut ! Chut ! Siffla la première qui regardait dans la direction de Batosai depuis quelques minutes. On a de la visite ! Le cœur de l'empereur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Son sang vint alimenter son cerveau, lui donnant un mal de tête horrible. Tétanisé, il regarda les trois sorcières tourner la tête vers lui. Il voulait fuir, plus encore maintenant qu'avant. Mais il en était toujours incapable. Il ferma les yeux et cria intérieurement de se réveiller, conscient d'être encore dans un rêve. Il rouvrit les yeux et se retrouva alors face à face avec les trois sorcières. -Oh regardez-le ! Il est terrifié ! Fit la première sorcière, penché vers lui. N'ai pas peur, nous ne te voulons aucun mal ! -Pas encore, ricana la troisième. Elles rirent aux éclats, d'un rire gras et guttural. Batosai était toujours tétanisé. -Qu'êtes-vous ? Êtes-vous vivantes ? -Que sommes-nous, demande-t-il ? -Avez-vous des yeux pour voir, mon bon Monsieur ? -Sommes-nous bien dans mon rêve ? -Ah ! Fit la première. -Oui ! Ajouta la troisième. -Dans votre rêve ! Reprit la première. -C'est bien là que nous sommes ! Dit à son tour la seconde. -Pour le moment ! Conclu la troisième. Elles éclatèrent à nouveau de rire. -Nous ne serons bientôt plus là ! Ajouta la seconde lorsqu'elles eurent fini de rire. -Où irez-vous ? -Où, demande-t-il maintenant ! Insista la seconde. -La question n'est pas "où", lança la troisième, mais quand irons-nous là-bas ! Mes sœurs ! Quand partirons-nous ? -Quand l'infortune toquera à la porte des nobles ! -Quand les cataclysmes se baigneront dans les fleuves ! -Quand les fléaux fouetteront le bétail ! La première plongea son regard dans celui de l'homme. -Quand vous ne serez plus empereur ! Susurra-t-elle à Batosai. -En attendant, nous attendons ! -Hahaha, il a peur de perdre son trône ! Mais, les filles, dites-moi, qui lui volera ? -Doit-il le savoir ? Fit la troisième. -Veut-il le savoir ? Ajouta la première. -Survivra-t-il à le savoir ? Conclu la seconde. Puis leurs éclats de rire gutturaux transpercèrent la pièce. L'empereur regardait de ses yeux incrédules la scène, témoin impuissant de la folie de ses trois sorcières. Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais, impuissant qu'il était, il ne pouvait toutes les demander d'un seul mouvement. Il s'apprêtait à faire une nouvelle demande quand un terrible bruit résonna dans toute l'étrange pièce, faisant trembler les murs et obligeant l'homme à se couvrir les oreilles. Dans un mouvement commun, les trois sorcières levèrent la tête dans la même direction. -Il nous appelle ! Clama la première. -Nous devons y aller ! Ajouta la seconde. -A bientôt, Batosai ! Termina la troisième. Une fumée noire apparut tout autour des trois femmes, les enveloppant de sa consistance. -Non ! Attendez ! Hurla l'empereur. J'ai encore de nombreuses questions ! -Trop tard ! Elles avaient déjà disparu mais l'empereur entendit encore leurs rires et leurs voix. -Il s'inquiète mais il nous reverra ! -Faut-il encore qu'il survive ! -S'il se méfie assez de l'homme qui sait, peut-être ! Puis ce fut le silence complet, mais pas seulement. Le monde devint également entièrement noir et il cessa de tanguer. Batosai sentit à nouveau ses jambes et il put se mouvoir. Lorsqu'il ouvrit ses yeux, il se trouvait dans sa chambre, allongé dans l'immense lit, seul. Malgré la fatigue, il se leva et rejoignit la fenêtre. Dehors, la lune illuminait les jardins du palais durant cette nuit calme. Quel rêve ! Quel étrange et terrifiant rêve ! L'empereur se sentait perdu. Les paroles de ses trois sorcières résonnaient encore dans sa tête, mais plus il essayait de se souvenir des visages des trois femmes, plus une buée semblait gagner ses souvenirs. Alors, sans attendre, il prit du papier, s'installa derrière son bureau, attrapa son pinceau et trempa le bout dans l'encre. Malgré sa main tremblante, encore souffrante de la guerre, il nota chaque mot dont il se souvenait encore. Méticuleusement, il colora de noir le papier blanc durant de longues minutes. Lorsqu'il eut fini, il prit les feuilles dans ses mains et relut plusieurs fois. "Quand vous ne serez plus empereur". Ces mots lui nouèrent la gorge. Étaient-ils destinés à l'effrayer ou étaient-ils prémonitoires ? "Doit-il le savoir ? Veut-il le savoir ? Survivra-t-il à le savoir ?". Evidemment qu'il voulait savoir qui lui prendrait son trône ! Son titre d'empereur était une volonté du ciel et il ne laisserait personne lui prendre ce droit ! Mais quelque chose le tracassait. Chaque fois qu'il relisait ces mots, il n'était plus certain de vouloir le savoir et ceci le terrifia. Avaient-elles raison? Il préféra abandonner ces phrases pour cette nuit et se concentra sur les suivantes. Mais avant, il se leva et demanda à ce qu'on lui serve du thé. Lorsqu'il reçut sa tasse, il se replongea dans ce qu'il avait écrit. "S'il se méfie assez de l'homme qui sait". Qui pouvait bien être l'homme qui sait ? Instinctivement, il pensa à Sunare ... Tout semblait aller à son encontre. Avec les doutes que Suisen lui avait donné et les mots des trois sorcières quant à la perte de son trône, Batosai ne pouvait que douter de son général. Mais non seulement ce n'étaient que des mots, mais en plus, ils n'indiquaient jamais clairement que c'était de Sunare dont il était question. Incapable de répondre à toutes ces questions, il s'attarda sur le dernier point qui le tourmentait. "Après tout, le Koro a déjà disparu" étaient les mots exacts de ces sorcières imaginaires. Était-ce vrai ? L'empereur se devait de savoir. Le lendemain, il ne perdit pas de temps. Il alla chercher la garde impériale du Motsukoro, leur posa la question fatidique « y a-t-il eu un cambriolage pendant mon absence ? » et ne reçut que des mensonges. Il sentait que quelque chose n'allait pas. Goro, qui s'occupait des affaires impériales, niait tout problème quant aux affaires personnelles de l'empereur. Mais derrière lui, les gardes impériaux transpiraient à grosses gouttes, parlaient à voix basses et regardaient le sol et le plafond d'un regard inquiet. Batosai fit mariner Goro de nombreuses minutes, cherchant à le faire craquer. Il connaissait bien l'homme. Il n'obtint rien jusqu'à ce qu'il menace de se rendre au Motsukoro. Goro craqua alors très vite.
Après cela, il reçut tous les détails. Ce jour de neige, la masse noire, l'assassinat des deux gardes, la disparition du Koro, les enquêtes et interrogatoires, les recherches, tout. Batosai était en colère, bien entendu, mais au fond, il comprenait la démarche de Goro et ne le puni pas en conséquence. Cependant, il décida de prendre les rênes de l'enquête en main. Il fit appel à ses meilleurs espions et les envoya aux quatre coins du pays à la recherche de son précieux bijou. Par chance, cette disparition n'avait fait que très peu de bruit, grâce aux agissements de Goro bien orchestrés, et Batosai voulait que cela continue. Il mit tout en place pour que personne ne soit au courent, surtout à la capitale et parmi les nobles. Il ne fallait pas que cela tombe dans les oreilles de personnes mal intentionnées.

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