Prologue

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Maculée de fluides et de sang, toute frêle presque chétive, le bébé n'émit pas le moindre son.

- Elle ne passera pas la nuit, annonça froidement l'aïeule. Il fallait la garder trois lunes de plus dans ton ventre Estée.

- Je vous en prie mère, ne me l'arrachez pas ! Je ne pourrai le supporter encore, implora-t-elle.

- Elle finira comme les autres, nous le savons toutes deux. Fais tes adieux !

La vieille se savait rude et agir de la sorte avec sa fille la peinait beaucoup mais elle devait absolument écarter l'enfant de sa mère.

A contrecœur, Estée caressa la joue du nourrisson et lui déposa un baiser sur le front. Ses larmes se mirent à ruisseler.

- Au revoir Maor, déclara-t-elle d'une voix brisée.

L'autre s'empara de l'enfant et l'emmaillota dans un linge propre avant de se retirer. Dehors le vent du nord lui tirailla si brutalement les joues que son visage se colora d'un rose vif. Depuis quelques jours un épais manteau blanc avait recouvert la terre et elle pressentait que l'hiver allait être terrible. Elle s'engagea sur le sentier en direction de la forêt. Ses rhumatismes la faisaient horriblement souffrir et ce fichu temps n'arrangeait rien. Chaque pas lui semblait être une épreuve de force. Blotti contre elle, le nourrisson ne bougeait pas.

Quelques centaines de mètres plus loin, elle aperçut les branchages tortueux et dénués de feuilles. C'était la cinquième fois en douze ans qu'elle effectuait cette triste besogne. Estée avait mis au monde quatre beaux fils grands et forts mais en retour pas une seule de ses filles n'avaient survécu. La petite dernière n'échapperait pas à cette effroyable malédiction.

A l'orée de la forêt, elle déposa prestement le nourrisson dans la neige. Le corps de la petite était toujours inerte et sa peau s'était marbrée d'un bleu cadavérique. L'aïeule eut soudain un moment d'hésitation en toisant le petit être. Elle n'avait pas remarqué la petite touffe de cheveux aussi noirs que du charbon qui se dressait sur son crâne. Touchant sa propre tignasse blanchie par le temps, elle retira finalement son manteau en peau de lapin pour en envelopper l'enfant.

- Puisse-t-il te tenir chaud durant ta longue traversée.

Le hurlement d'un loup résonna dans les profondeurs des sous-bois et la vieille se sentit tressaillir. Au loin le rayonnement du soleil faiblissait dangereusement annonçant l'arrivée de l'obscurité.

Puis elle recula de quelques pas avant de prendre le chemin du retour.

Au petit matin, le gel avait recouvert les végétaux d'une fine couche de cristal. La vieille ouvrit la porte de sa chaumière munie d'un seau d'urine qu'elle vida avec empressement. La neige se macula d'une tâche jaunâtre à l'odeur nauséabonde. Elle se maudissait intérieurement de ne pas s'être relevée pour agrémenter le feu car la nuit glaciale avait refroidie toute la maison.

Alors qu'elle s'apprêtait à s'atteler à la tâche, des gémissements attirèrent son attention. Plissant les yeux pour en percevoir l'origine, elle aperçut le corps d'Estée recroquevillée dans la neige.

- Ma fille ! s'entendit-elle hurler.

Se jetant à son secours, elle découvrit avec effroi que celle-ci gisait sans vie tandis que quelque chose gigotait sous ses vêtements. L'aïeule souleva délicatement la robe et découvrit la petite Maor. Bien portante, les joues toutes roses, le bébé mordillait avidement le téton de sa mère.

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