Chapitre 9

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Le toit en chaume de la petite masure faite de torchis et de pierrailles émergea derrière le grand chêne.

Maor suivait son frère à bonne distance serrant son loup en bois entre ses deux mains. Athanagild ne lui avait pas adressé la parole durant tout le trajet du retour. Pas même un regard.

Au loin, dans le champ jouxtant la maisonnée, le reste de la fratrie constituée de trois grands gaillards peinaient à la tâche. Maurin plongeait sa houe avec vigueur dans le sol car il avait écopé de l'ingrat curetage des fossés. Son chaperon sur la tête maintenu par une cape autour de son cou dégouttait de sueur dans sa barbe. Les perles salées scintillaient comme des pierreries dans ses poils hirsutes.

Yvan, quant à lui, épandait le fumier des chevrettes, les épaules courbées par une hotte pleine sur le dos. Un bandeau lui barrait le nez et ses longs cheveux tressés en natte sur le côté lui descendaient jusqu'aux épaules.

Le dernier frère prénommé Eudes, également le plus trapu des trois, retapait l'enclos des bêtes endommagé par de fortes rafales de vent. Les chèvres n'avaient de cesse de venir l'importuner et il les repoussait régulièrement à grand coup de pieds.

Arrivé à leur hauteur, Athanagild pénétra à l'intérieur de la chaumière, préoccupé. Les autres, trop occupés à travailler, ne remarquèrent pas son désarroi. Quelque chose avait changé en lui suite à l'incident de la forêt. Sa naturelle bienveillance avait laissé place à une extrême froideur.

Restée en retrait, la petite Maor se sentait désemparée. Tripotant nerveusement sa statuette, elle s'installa sur un vieux tronc en état de décomposition avancée. Elle avait toujours éprouvé une affection prononcée pour Athanagild. Et pour cause, père et mère lui avaient été brutalement arrachés le jour de sa naissance.

L'aïeule avait suivi peu de temps après. Ne restèrent que ses frères qui se débrouillèrent tant bien que mal avec elle, un nouveau-né braillard. Athaganild avait pris à charge son rôle d'aîné de la famille en se substituant aux parents perdus. Ainsi l'avait-il élevée sans quérir la moindre aide estimant être l'unique garant de l'enfant.

- Maor ! appela Yvan.

S'extirpant de ses pensées, la fillette tourna la tête en sa direction.

- Rejoins-moi !

Heureuse de son appel elle sauta sur ses pieds et galopa vers lui.

- Allèges-moi un peu veux-tu ?

Lui tendant la bêche, il déposa sa hotte à terre non sans un râle de plaisir. Les cordelettes servant de sangles avaient buriné sa peau de cloques et d'éraflures.

Maor s'empara de l'outil et plongea son extrémité en fer dans le purin. C'était dense et extrêmement compacte, elle eut beaucoup de mal à en extraire un premier tas.

- Écarte plus les bras, suggéra son frère. Sinon tu vas t'épuiser.

- Comme cela ?

- Exactement. Continue je vais m'abreuver et ensuite aider les autres.

Il s'éloigna en direction de la maison et disparut à son tour dans son antre. Il reparut un peu plus tard et alla prêter main forte à Eudes qui était sur le point d'étrangler une chèvre.

Continuant sa corvée, Maor garda un œil rivé sur la porte d'entrée espérant en voir sortir Athanagild. Mais rien ne vint. L'aîné de la famille continuait à se terrer. Et il en fut ainsi tout le reste de la journée tandis que les trois autres s'attelaient à la tâche sans relâche.

Quand les ombres s'étirèrent à leur maximum au point de se confondre entre elles, Maurin, Eudes et Yvan stoppèrent leurs activités pour aller se rafraichir dans le ruisseau situé en contre-bas.

Maor attendit patiemment que les autres se soient éloignés pour se poster devant la maison. Malgré son appréhension, elle se décida à franchir le seuil de la masure.

Deux pièces composaient l'habitation construite directement sur le sol en terre battue, l'une pour les hommes, l'autre pour les animaux. Les deux espaces communiquaient par une embrasure sans porte afin de maintenir une chaleur constante notamment pendant les glaciales nuits d'hiver.

Dans la partie réservée aux hommes un grand lit de paille servait de couche à l'ensemble de la famille. En son centre, un foyer surmonté d'une grande poêle graisseuse était entouré de plusieurs bancs et d'une huche pour conserver le pain.

C'est là qu'il se tenait, assis sur l'un des bancs, la tête enfouie entre ses mains.

Athanagild

Malgré la chaleur étouffante, il n'avait rien bu depuis leur retour comme l'attestait des cernes creux et foncés s'étirant sous ses yeux.

Mal à l'aise, Maor ne savait pas comment procéder. Son jeune âge ne lui permettait pas de saisir la confusion de son frère. Devait-elle s'approcher de lui ? Lui parler ? L'ignorer ? Finalement elle opta pour la ruse.

S'emparant d'un tison, elle remua les braises encore fumantes et y jeta de la paille. Les brindilles commencèrent à se tordre sous l'effet de la chaleur avant de s'embraser. Activant le feu avec son souffle, elle plaça des rameaux bien secs sur le dessus et les flammèches les léchèrent rapidement. Bientôt l'âtre s'anima tout entier accentuant la touffeur de la pièce.

Alors qu'elle s'apprêtait à s'asseoir près de lui, il leva enfin la nuque et lâcha brutalement :

- Tu ne peux pas rester...

Une gifle aurait eu le même effet sur la fillette. Ses membres se mirent à trembler d'angoisse.

- Ne me rejette pas ! gémit-elle pétrifiée. Ce n'est pas ma faute...

Dans une tentative désespérée, Maor se jeta sur son frère pour cueillir son affection mais elle essuya une cuisante riposte. Frappant des poings avec force, il la repoussa violemment. Le coup qu'il venait de lui assener lui bloqua la respiration.

Sa décision les mettait tous deux à rude épreuve mais sa sentence était visiblement sans appel. L'expression sur son visage était empreinte de tristesse mais aussi de colère.

- Quoi que tu sois, tu ne peux pas demeurer à nos côtés ou je crains que nous ne soyons tous damnés ! clama-t-il épouvanté.

Son monde s'écroula dans l'instant. La force du propos et la conviction qui animait son timbre eurent raison d'elle. Elle vacilla en arrière. S'adossant au mur, elle se laissa choir à terre submergée par les sanglots et la souffrance.

Et les autres ?

- Que ...vas-tu... dire ...à nos frères ? hoqueta-t-elle avec difficulté.

Pris au dépourvu, il marqua un temps d'arrêt. Il n'avait pas réfléchi à cela. A quoi avait-il réfléchi au juste ? Au fait que sa petite sœur lui était devenue étrangère et qu'en apparence elle donnait l'impression d'être toujours la même. Cependant il avait vu, vu de ses propres yeux, ce qu'elle avait en elle. Rien de moins que le mal. Obscur et funeste. Se protéger et protéger les autres étaient une nécessité.

- Rien, lâcha-t-il dans un murmure les épaules basses. Moins ils en sauront mieux ce sera... Ils te chercheront pendant des lunes. Ils hurleront leur rage pour ta disparition. Ils écumeront le moindre recoin. Puis viendra le temps de la résignation et de l'oubli.

Il se sentait las tout à coup du terrible poids qui pesait sur lui.

- Tu vivras... et nous serons épargnés par cette noirceur qui t'habite.

S'écartant d'elle à reculons, il réaffirma à nouveau son verdict :

- Demain à l'aube quand nous nous réveillerons, tu seras partie. Sinon, je te chasserai moi-même.

Gesta FrancorumOù les histoires vivent. Découvrez maintenant