Je n'arrive pas à y croire et pourtant, comment ignorer la vérité, qui se dresse là, sous mes yeux ?

- Qu'est-ce que... ? je commence.

- On était quel jour, hier, Lizzie ? me demande mon père d'une voix brusque.

- Le... quinze Avril, pourquoi ?

- Et qu'es-ce qu'il s'est passé, il y a dix-huit ans, le quinze Avril, Lizzie ?

Je recule de quelques pas.

- J'ai tué Maman...

Mon père tourne la tête vers moi et je m'aperçois qu'il pleure.

- Je ne voulais pas poster ce message. J'étais bourré. Je ne savais pas ce que je faisais !

Je me laisse tomber sur une chaise haute, abasourdie. Je ne sais pas ce qui m'horrifie le plus : que j'aie potentiellement tué ma mère ou que mon propre père m'en accuse sur les réseaux sociaux ?

- Qu'est-ce qu'il s'est passé, ce jour-la ? je finis par demander.

Il soupire, tergiverse, mais finit par lâcher ce qu'il m'a caché dix-huit ans durant.

- Il faisait très doux, nous étions tous les trois partis pour un pique-nique près d'un lac et d'une forêt. Il n'y avait personne. À un moment, alors que vous vous baladiez sur le ponton, j'ai voulu aller prendre en photo une biche que j'avais aperçue à la lisière de la forêt. J'ai essayé de m'approcher, mais elle a fui. Je l'ai cherchée une bonne dizaine de minutes en vain : elle était trop rapide, trop silencieuse, top agile. Et quand je suis revenu, tu étais seule sur le ponton.

Il s'interrompt quelques secondes pour étouffer un sanglot alors que mon cœur tambourine à toute vitesse dans ma poitrine.

- Tu ne pleurais pas, tu ne bougeais pas, tu ne criais pas. Tu fixais l'eau, les yeux écarquillés, les mains tremblantes. Tu as mis du temps avant de te calmer. C'était ta première crise. Je t'ai demandé où était Maman. Tu n'as pas répondu. Je ne comprenais pas. Puis, lentement, son corps est remonté à la surface. Sa peau était pale, ses yeux clos, ses membres immobiles. Le poids du bébé qu'elle portait avait dû la pousser vers le fond de l'eau, mais restait à savoir comment elle était tombée à l'eau. Je t'ai interrogée, tu m'as dit : « C'est ma faute, Papa ». Tu avais une voix très rauque, tes yeux étaient dénués de toute lucidité. Je n'ai rien raconté aux policiers. Je t'ai décrite comme le témoin et non la coupable. Pour moi, tu avais été victime d'une folie passagère qui t'avait poussée à jeter ta mère à l'eau. C'était la seule explication possible : tu avais sept ans !

Il ferme les yeux, essaye vainement d'empêcher une larme de couler.

- Pendant dix-huit ans, j'ai gardé le secret - tu avais tout oublié, je ne voulais pas que tu souffres. Mais hier, j'ai déconné. J'ai bu une bouteille, puis deux, puis trois et encore beaucoup d'autres. Je suis allé sur ta chaîne YouTube. J'ai re-visionné la vidéo sur ta deuxième FAQ où, un court instant, tu évoquais ta maman, décédée lorsque tu étais toute petite - un tragique incident, disais-tu. Et je t'en ai voulu. Beaucoup. Je suis retourné sur ta dernière vidéo. Je savais que le lendemain, tu regarderais les nouveaux commentaires, comme tu le faisais chaque après-midi en rentrant du tournage. Et j'ai posté ce commentaire.

À présent, il pleure à chaudes larmes.

- Je... je suis tellement... désolé, Liz... Lizzie...

J'ai besoin d'air. La pièce est soudain devenue trop petite pour moi, j'étouffe. Je sors de la cuisine. Les murs tournent autour de moi. Je m'effondre sur le plancher du couloir alors que un à un, les souvenirs traumatisants me reviennent en mémoire, pour la première fois depuis dix-huit ans.

Le Poids du DouteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant