L'infimement grand.

I.

05 Novembre 1975, Sahara marocain, aux abords de Daoura.

Assise au bord d'un rocher couleur charbon, les cheveux au vent, le regard perdu dans la ligne d'horizon, trempée jusqu'aux os, affolée, tourmentée, Najma est plongée dans des réflexions sans fin. Son esprit est semblable au bocal impuissant qui, ouvert à tous les vents, ne parvient à en retenir aucun. C'est mieux ainsi, se dit-elle, tandis que le chant du vent s'élève sur les eaux lointaines pour lui faire écho et acquiesce.

Ses pieds d'argile décrivent de petits cercles dans le vide ; ils pointent vers la surface de l'eau en contrebas, s'en tenant toutefois à une distance raisonnable. Elle tourne le dos au désert et à sa nudité qu'elle a parcouru de long en large des heures durant, torturée, à bout de force et d'espoir, traînant sa carcasse desséchée sous l'impitoyable soleil du Maghreb. Najma noie son regard et son malheur dans les profondeurs de l'océan. Ses yeux suivent les courbes que les courants marins venus du Nord dessinent sur sa surface ténébreuse. Depuis son trône céleste où elle veille inlassablement sur les hommes, la lune se dresse dans toute sa majesté, figure maternelle  autoritaire et intimidante ; face à elle, l'enfant se sent infiniment petite, comme prisonnière de son corps de papier qui n'est rien de plus à ce stade prématuré de la vie qu'une esquisse ; elle courbe le dos, rentre les épaules, incline le menton, ferme les yeux, pressée par une force sibylline qui s'écrase sur son dos. Les tremblements qui agitent ses membres ne tiennent ni de l'extrême fatigue accumulée au fil du temps, ni de la soif qui ravage sa gorge enflammée, ni de la faim logée dans son estomac qui en ronge impitoyablement les parois. Tout cela est incapable de faire plier un enfant du désert qui n'a jamais connu d'autres sensations que celles-ci, et qui lui sont devenues trop familières pour lui être désagréables. Pour que le chagrin réussisse à se frayer un chemin dans le cœur d'un tel enfant et à l'empoigner, il faut assurément que les sentiments soient au paroxysme de l'exaltation ; et en l'occurrence, c'est ici son rapport, elle, créature infime et insignifiante, à l'espace infini, qui la tourmente et l'intimide terriblement. C'est la confrontation entre cette familiarité, cette sympathie que les astres lui inspirent, la protection dont ils semblent l'entourer, et leur immuabilité angoissante, glaciale et macabre. C'est de constater la complexité de ce qui nous entoure, et ne pas s'en croire à la hauteur, mais ne pouvoir cependant ignorer cette intuition qu'une fibre d'absolu nage dans les eaux troubles de l'âme humaine, parmi ses joies et ses peines. Tous ces concepts abscons, Najma ne saurait les nommer. Baba lui interdit de se rendre à l'école, parce que le chemin qui y conduit grouille de brigands et de jnouns, les esprits malfaisants responsables des maux les plus incurables tels que la tuberculose, ou ce qui fait perdre la tête.

L'obscurité de la nuit a encore triomphé, le voile du jour qui couvre la Terre et la réchauffe a glissé et illumine l'autre visage de la planète. Le monde de Najma, qui s'étend entre Laayoune et Dakhla, entièrement nu, tremble de froid.

Paupières closes, elle prend une grande inspiration, emplit ses poumons d'autant d'airfrais que possible, maintient son souffle en suspens le temps d'apprécier la sensation de fraîcheur qui lui étreint la poitrine. Ses tentatives de travestirsa peur en quelque chose de plus doux n'échouent pas cette fois. Rouvrant les yeux, elle évacue dans une lente expiration toute l'aridité retenue par son organisme au cours de la journée. Elle serait presque en mesure de sentir lespicotements des grains de sable exécutant leur remontée le long de son œsophage, roulant sur sa langue pâle et âpre, se logeant dans les commissures de ses lèvres craquelées.

Bercée par les caresses du vent et le chant des vagues qui viennent mourir contre la roche, puis renaître de l'écume, Najma pense.