IV.

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05 Novembre 1975, La Corogne, Espagne.

Dissimulé derrière un étrange brouillard, le décor s'agite, le vert du feuillage déborde sur le bleu nuit du ciel quand il ne se mêle pas à la blancheur des lampadaires bordant l'aire de jeux. Les maisons, les arbres, les bancs, le vide– tout tourne autour d'Estrella. Elle trouve ce mélange confus et désordonné d'une beauté à couper le souffle ; on aurait dit l'huile sur toile que sa mère a tout récemment accrochée dans la salle à manger, juste au-dessus du fauteuil où son père avait l'habitude de s'asseoir, avant qu'il ne parte en guerre. Elle ferme les yeux, se mord la lèvre inférieure avec force. Estrella ne s'est jamais remise du départ de son père pour le Sahara marocain, un an plus tôt. Digérer son absence, concevoir la probabilité qu'elle ne le reverrait pas dans un avenir proche, s'accommoder de sa nouvelle solitude, accepter que le temps et le silence effacent les inflexions si singulières de la voix paternelle qui avait toujours su apaiser son scrupule, tant de résolutions qu'elle n'est pas prête à prendre. Tant de comportements dont elle est incapable. Tant de menaces à l'espoir qui semble-t-il, s'acharne à subsister en faisant front dans le cœur d'Estrella depuis déjà trop longtemps et qui peu à peu s'affaiblit, bourgeon de lumière à l'article de la mort. Les épaules d'Estrella s'affaissent. Il lui semble que la muraille de pudeur qui a jusque-là empêché l'union du ciel et de la Terre s'est effondrée, et que rien ne peut plus se mettre en eux. On aurait dit que le ciel, trop heureux de pouvoir enfin sceller leurs destins comme cela aurait dû être le cas depuis la nuit des temps, était en train de s'écraser sur les hommes. C'est troublant, comme les ténèbres se jouent de nos sentiments, comme le vent emporte nos craintes et comme le silence de la nuit les réitère.

Estrella se balance d'avant en arrière, inlassablement. Le temps ne veut plus rien dire ; autrefois il parlait une langue qu'elle peinait à comprendre, désormais, elle ne l'entend même plus. A vrai dire, voilà bien des semaines qu'il va son chemin sans qu'elle n'y prête attention – c'est à peine si elle parvient à différencier le soleil levant du couchant. Ses journées sont d'un ennui égal ; la chaleur suffocante qui a accablé la ville ces dernières semaines traîne une langueur aux accents funèbres dans les boulevards et les ruelles. En revanche, elle peut affirmer s'être rendue au square avant que l'astre n'approche l'horizon et n'éclate en une nuée écarlate et parfumée. Elle se souvient avoir levé les yeux au ciel et s'être volontiers égarée dans la contemplation de ce spectacle subjuguant, subjuguée comme il fallait s'y attendre. Une étrange ironie a voulu qu'elle se soit plu à imaginer le ciel buvant le sang répandu par les hommes, les blanchissant de leurs crimes, leur octroyant une seconde chance de ne point causer davantage de torts aux vivants, avant d'emporter les preuves de leur cruauté avec lui de l'autre côté de l'horizon.

L'infimement grand.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant